Les légendes vivantes du Japon

Araki Nobuyoshi : le regard insatiable d’un photographe fasciné par la vie et la mort

Culture

Iizawa Kotaro [Profil]

Araki Nobuyoshi est l’une des figures majeures de la photographie contemporaine, mais aussi l’un des artistes les plus sulfureux et les plus bouleversants de notre temps. Son ami de longue date, le critique de photographie Iizawa Kôtarô, revient sur le parcours hors du commun de ce créateur aux mille visages.

Araki Nobuyoshi est un photographe célèbre non seulement au Japon mais aussi au niveau international, exposant ses œuvres dans les musées et galeries de l’Archipel et du monde entier. Il a de même publié plus de 500 ouvrages consacrés à son travail, ce qui donne la mesure du caractère extrêmement prolifique de son œuvre.

Photographie argentique d’Araki Nobuyoshi, Tombeau Tokyo, 2016 (© Nobuyoshi Araki, avec l’aimable autorisation de la galerie Taka Ishii)

Les débuts de la « photographie de l’intime »

Araki Nobuyoshi est né le 25 mai 1940 à Minowa dans l’arrondissement de Shitaya — l’actuel arrondissement de Taitô —, au cœur de la « la ville basse » (shitamachi) de Tokyo. Sa famille tenait un commerce de socques en bois (geta). Mais son père, Araki Chôtarô, était un amateur passionné de photographie, ce qui a eu une influence décisive sur l’avenir de son fils. Celui-ci a en effet commencé à prendre lui-même des photos alors qu’il était encore à l’école primaire.

En face de la maison des Araki, il y avait un temple – le Jôkanji – où l’enfant allait jouer. Cet établissement bouddhique était aussi appelé nagekomi dera (littéralement « temple dépotoir ») parce que du temps de l’époque d’Edo (1603-1868), on venait y déposer (littéralement « jeter ») le corps des courtisanes de Yoshiwara, le quartier des plaisirs de la capitale, mortes sans avoir de famille. Par la suite, Araki Nobuyoshi a qualifié d’« Erotos » le principe fondamental qui régit sa façon de photographier. « Erotos » est un mot-valise qu’il a forgé lui-même à partir du nom de deux divinités grecques dont la première « Eros », personnifie le désir, le sexe et la vie, et la seconde « Thanatos », la mort. Le don inné avec lequel Araki va et vient de façon incessante entre le monde de la vie et celui de la mort est sans doute profondément lié au lieu qui l’a vu grandir.

Araki Nobuyoshi avait déjà décidé qu’il serait photographe au moment où il est entré au lycée. En 1959, il a intégré le département d’imprimerie et de photographie de la faculté d’ingénierie de l’Université de Chiba. Il a réussi à en sortir diplômé en 1963, malgré les difficultés que lui a posé le contenu essentiellement scientifique de l’enseignement. Son travail de fin d’études, intitulé Satchin, était constitué d’une série de photos pleines de vie d’une bande d’enfants de son quartier. Araki a été aussitôt embauché par Dentsû, l’agence de publicité la plus importante du Japon. Et en 1964, la revue d’arts graphiques Taiyô lui a décerné la première édition du prix Taiyô pour Satchin, une récompense qui a marqué le début de la carrière du photographe.

Couverture de Voyage sentimental d’Araki Nobuyoshi, 1971. Le titre de l’ouvrage (en haut) a été écrit à la main, de même que le nombre d’exemplaires, « limité à 1 000 », et le prix « fixé à 1 000 yens » indiqués en bas à droite.

Pendant son séjour chez Dentsû, Araki a fait de la photographie publicitaire tout en menant de front un travail personnel à la manière d’un rebelle. Il a en effet utilisé les studios de l’agence où il travaillait pour faire des photos de nus qu’il a présentés dans des expositions ainsi que dans un album intitulé « Album de photographies Xerox ». Comme l’indique son titre, il a réalisé cet ouvrage lui-même à la main en utilisant une photocopieuse de l’agence Dentsû. L’œuvre la plus importante de cette période est Voyage sentimental, un album édité par son auteur en 1971 qui se compose de photographies du voyage de noces à Kyoto et dans le Kyûshû du photographe et de sa jeune épouse Aoki Yôko, rencontrée à l’agence Dentsû.

Dans la préface de Voyage sentimental, Araki Nobuyoshi explique la raison de ce titre. Pour lui, « ce qu’il y a de plus proche de la photographie, c’est le roman autobiographique (shishôsetsu) », un genre littéraire japonais souvent écrit à la première personne où le narrateur décrit ses relations avec ses proches. Le Voyage sentimental est construit comme un shishôsetsu retraçant les rapports du photographe avec sa femme. C’est le premier exemple de la « photographie de l’intime » (shishashin), devenue par la suite un des courants majeurs de l’expression photographique au Japon. Le Voyage sentimental d’Araki ne se limite pas pour autant à une simple description des liens unissant les jeunes mariés. Il se situe aussi dans le droit fil des récits mythiques universels qui vont du monde de la vie à celui de la mort avant de revenir à leur point de départ.

Suite > Des photographies de nus particulièrement sulfureuses

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Iizawa KotaroArticles de l'auteur

Critique photographique. Lauréat du Prix Suntory des Arts et des Lettres pour Bienvenue au musée de la photographie (Kodansha Gendai Shinsho) et du Prix annuel de la Société japonaise de photographie pour La photographie d’art et son époque (Chikuma Shobô). Membre du jury pour divers concours photographiques et organisateur d’expositions.

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