Grave pénurie d’enseignants de langue japonaise
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Explosion du nombre d’apprenants en japonais
Fin juin 2018, le nombre d’étrangers résidant au Japon avait atteint le chiffre record de 2 637 251 personnes. La révision de la loi sur le contrôle de l’immigration, approuvée en décembre de la même année, autorisera un plus grand nombre de travailleurs étrangers à partir d’avril 2019. On estime qu’un maximum de 340 000 travailleurs étrangers se rendront au Japon dans les cinq prochaines années. Si le gouvernement a publié en décembre des « mesures exhaustives pour l’accueil et la coexistence des travailleurs étrangers », ce texte se contente uniquement de lister les problèmes qui s’amoncellent. L’un des enjeux est l’apprentissage du japonais, vital pour communiquer avec aisance au quotidien, à l’école ou au travail. Des mesures drastiques sont nécessaires pour faire face à la pénurie d’enseignants et les nombreux autres problèmes qui affectent le domaine.
Selon une enquête de l’Agence des affaires culturelles, le nombre d’apprenants en japonais s’est accru en parallèle à l’augmentation du nombre d’étrangers résidant au Japon. En effet, ils étaient près de 239 000 à la date du 1er novembre 2017, soit une hausse de 70 % en cinq ans. Les enseignants de japonais étaient quant à eux 39 000. Leur nombre se maintient autour de 30 000 depuis une dizaine d’années. Ils sont composés de 22 000 volontaires, soit près de 60 % du total, suivis de 12 000 travailleurs à temps partiel et de 5 100 à temps plein.
L’affaire de Shanghai
Yamamoto Hiroko, directrice de l’école de langue japonaise KAI à Tokyo depuis plus de 30 ans, retrace l’historique de l’enseignement du japonais :
« En 1983, lorsque je suis devenue enseignante de japonais, la plupart des étudiants étaient des expatriés ou des réfugiés d’Indochine. Les écoles de japonais se comptaient sur les doigts d’une main et les universités ne proposaient pas de programme d’enseignement du japonais. À partir de la fin des années 1980, de plus en plus d’étudiants taïwanais et coréens, désireux de trouver une nouvelle voie dans leur vie, se sont rendus au Japon par leurs propres moyens, sans recevoir d’aide financière. Le nombre de Chinois a commencé à augmenter à partir de 1988, donnant lieu à un incident diplomatique connu sous le nom d’affaire de Shanghai. »
Cette affaire fait référence aux Chinois qui avaient payé les frais d’inscription et de scolarité d’école de japonais mais qui n’avaient pas reçu leurs visas pour aller au Japon, les incitant à se rendre en grand nombre au consulat général du Japon à Shanghai.
La bulle économique de la seconde moitié des années 1980 a rendu nécessaire l’accueil de main-d'œuvre étrangère, menant à l’ouverture successive d’écoles de japonais. Ce phénomène était critiqué car ces établissements n’étaient qu’un moyen pour les travailleurs étrangers d’obtenir un visa pour se rendre Japon afin de trouver du travail. L’affaire de Shanghai s’est produite peu après que le ministère des Affaires étrangères a décidé d’un contrôle plus sévère des formalités de demande de visa.
Suite à cet incident, l’Association pour la promotion de l’enseignement de la langue japonaise a été créée avec le soutien de l’État dans le but de réglementer l’ouverture d’écoles et d’émettre des certificats.
« Les examens des demandes de visas étudiants étaient plus ou moins stricts au fil du temps. Cela dépendait des périodes », se remémore Mme Yamada.
En 2008, le gouvernement a annoncé la création d’un programme d’accueil de 300 000 étudiants étrangers jusqu’en 2020. Ils n’étaient que 120 000 la même année, mais 10 ans plus tard le chiffre avait déjà atteint 324 000 personnes. Le nombre d’écoles de langue japonaise a alors proportionnellement augmenté. D’après l’enquête de l’Agence des affaires culturelles, 466 écoles étaient établies en 2017 ; un an plus tard, au mois de décembre 2018, on en dénombrait plus de 700.
« Quand j’observe les récentes mesures prises par le gouvernement, j’ai souvent l’impression que les écoles de japonais sont considérées comme un moyen d’accueillir des étudiants étrangers qui viendront par la suite renforcer la main-d'œuvre nationale. Le nombre d’étudiants internationaux a par exemple considérablement augmenté depuis 2014 environ, lorsque des cas d’entreprises faisant faillite à cause de manque de personnel se sont multipliés. Il y a également eu un afflux accru d’étrangers venant au Japon non pas pour étudier, mais pour trouver un emploi à temps partiel (voir notre article : Gagner de l’argent au Japon, un mirage pour beaucoup d’étudiants étrangers). Il m’a semblé alors que l’intention première était tout simplement d’augmenter le nombre d’élèves et que la qualité de l’éducation était passée au second plan. »
C’est pourquoi nous assistons à une pénurie d’enseignants de japonais, trop peu nombreux par rapport à la quantité d’écoles de langue qui s’établissent rapidement.
Professeur de japonais, un statut précaire
Aujourd’hui, 70 % des écoles de langue japonaise sont des entreprises privées.
« Dans les années 1980, les écoles qui ouvraient n’avaient qu’une petite salle de classe, puis elles s’élargissaient progressivement. Elles n’avaient pas les moyens de faire d’emblée une demande de création d’un gakkô hôjin (établissement scolaire dotée de la personnalité juridique), qui nécessite d’avoir au préalable un terrain et un bâtiment », explique Mme Yamamoto. À titre d’exemple, KAI est aussi une entreprise privée. Afin de créer un gakkô hôjin, outre le terrain et le bâtiment, les demandeurs doivent obtenir une permission de l’administration locale, une procédure ardue. À côté de cela, la création d’une simple entreprise privée est bien plus simple. De plus, les écoles de japonais doivent investir en temps et en argent pour trouver des élèves en dehors du Japon et les assister une fois entrés dans l’établissement.
La délivrance de visas étudiants influe grandement sur les écoles et leurs revenus. « Les politiques en matière de contrôles d’immigration sont plus ou moins sévères dans le temps ; cela a un impact sur le nombre d’étudiants dans les classes. Par conséquent, nous n’avons pas d’autre choix que d’embaucher les enseignants à temps partiel. » Il est impossible d’établir des plans d’emploi à long terme car la politique d’immigration du Japon varie en fonction du gouvernement en place et de ses plans. En outre, contrairement aux gakkô hôjin, les sociétés privées ne bénéficient pas d’incitations fiscales.
Un enseignant nouvellement embauché est la plupart du temps rémunéré à temps partiel en fonction du nombre d’heures de travail. Maintenant qu’il y a une pénurie d’enseignants, Mme Yamamoto explique que les salaires horaires sont légèrement en hausse : « À Tokyo, les écoles proposent récemment aux alentours de 2 000 yens de l’heure (environ 16 euros) dans leurs offres d’emploi. Si elles ne mettent pas en avant des salaires du même niveau que ceux des écoles fraîchement ouvertes, elles ne trouveront pas d’enseignants. »
Les conditions de délivrance de visas étudiants établies par le ministère de la Justice constituent également un obstacle à l’emploi des enseignants. Les écoles qui sont reconnues par l’État pour accueillir les étudiants étrangers doivent se soumettre à la règle des 25 heures hebdomadaires maximum de cours pour les enseignants. En convertissant cela en salaire horaire, ils ne peuvent gagner que 200 000 yens (environ 1 600 euros) par mois. De plus, il est également prévu qu’un enseignant ne peut avoir que 20 étudiants maximum par classe, ce qui rend la gestion des écoles très compliquée. Si les écoles augmentent les frais de scolarité, elles ne trouveront plus de nouveaux élèves. Les enseignants se retrouvent ainsi dans un cercle vicieux où leurs conditions d’embauche ne s’améliorent pas.
Introduction d’un système d’évaluation par une tierce partie
Récemment, le gouvernement a enfin commencé à envisager sérieusement l’amélioration de l’enseignement du japonais et en particulier le statut des écoles. Cependant, l’administration des écoles relève du Bureau de l’immigration du ministère de la Justice ; et bien qu’il mène des contrôles au sein des étudiants étrangers, notamment pour identifier ceux dont les visas ont expiré, il n’effectue pas une gestion régulière de la qualité de l’enseignement (N.D.L.R : les cours de langue japonaise des universités sont supervisés par le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie. L’Agence des affaires culturelles n’a pas l’autorité pour intervenir dans la gestion des écoles, bien qu’elle fournisse des directives pour la formation des enseignants. L’enseignement du japonais à l’étranger relève du ministère des Affaires étrangères et de la fondation du Japon).
« C’est le ministère de la Justice qui autorise l’ouverture d’une nouvelle école, poursuit Mme Yamamoto, mais il est nécessaire ensuite d’établir un système officiel d’évaluation par un organisme extérieur dans le but de reconnaître les établissements proposant un enseignement de qualité. On ne peut pas évaluer la qualité de l’éducation avec un système centré sur l’administration des écoles par le ministère la Justice. En raison d’une minorité d’écoles aux intentions malveillantes, toutes les autres souffrent d’avis critiques et méfiants. Cela a aussi influencé la délivrance de visas pour les étudiants étrangers désirant apprendre le japonais, ce qui en retour a compliqué la situation des écoles pendant plus de 30 ans. Je voudrais qu’il y ait une évaluation juste et équitable qui permette de mettre en avant les bonnes écoles. »
À partir d’avril 2019, le Japon commencera à accepter des travailleurs étrangers non qualifiés en émettant des visas « compétences spécifiques ». Mme Yamamoto salue cette initiative, qui manifeste l’intention du Japon d’apporter des solutions à l’utilisation des étudiants internationaux comme main-d'œuvre bon marché. Mais elle estime que ces étudiants seront toujours un moyen pratique pour les entreprises de trouver des travailleurs à temps partiel dont le coût de l’emploi est faible. Cela signifie qu’il y aura toujours des étudiants étrangers se rendant au Japon juste pour trouver du travail et des écoles de japonais qui continueront de les accueillir dans ce but. Il semble donc encore trop tôt pour être optimiste : l’introduction du visa « compétences spécifiques » n’entraînera pas pour autant une amélioration immédiate de la qualité des écoles.
Cependant, à long terme, Mme Yamamoto pense que si la croissance économique des pays asiatiques (d’où sont originaires une grande partie des étudiants étrangers) se poursuit, les étudiants seront de moins en moins tentés d’aller au Japon pour trouver du travail.
« À l’avenir, il faut que le Japon concentre ses efforts sur l’accueil d’étudiants étrangers qui pourront devenir des travailleurs hautement qualifiés. Pour ce faire, il est nécessaire d’améliorer la qualité de l’éducation du japonais et d’élargir le nombre d’enseignants. Et il faut ensuite introduire un système officiel d’évaluation des écoles qui utilise des normes internationales afin de mettre en avant la qualité de l’enseignement du japonais à l’étranger. »
« L’Association pour la promotion de l’enseignement de la langue japonaise » a récemment mis en place une évaluation par un organisme extérieur, mais peu d’établissements tentent de se faire certifier. Il existe également la norme internationale ISO 29991 (Services de formation en langues en dehors de l’éducation formelle), mais seulement quatre écoles l’ont acquise et elle n’est pas très connue dans le domaine de l’éducation.
« C’est parce que l’État néglige cette norme, explique Mme Yamamoto. Si par exemple le Bureau de l’immigration coopère pour émettre des visas sans condition à tout étudiant voulant intégrer un établissement ayant acquis l’ISO 29991, les écoles entreprendront sérieusement d’améliorer la qualité de leur enseignement. »
Vers la création d’une qualification officielle
Pour Mme Yamamoto, si le problème de la qualité de l’éducation du japonais a longtemps été négligé, c’est parce que la société a toujours eu une opinion plutôt négative des enseignants en japonais.
« Il existe une idée persistante qui veut que n’importe quel Japonais soit capable d’enseigner le japonais : autant donc laisser ce genre de travail à des femmes au foyer qui ont du temps libre. »
Mais en réalité, les enseignants doivent désormais avoir des capacités plus élevées que par le passé. « Auparavant, on supposait que les étrangers restaient temporairement au Japon et qu’ils retourneraient dans leur pays. Aujourd’hui, on prend en compte le fait qu’ils résideront définitivement ici. Leur assimilation dans la société japonaise devient donc essentielle. Les enseignants doivent non seulement leur apprendre la langue pendant les cours, mais également avoir les capacités pour concevoir, mettre en œuvre et gérer des programmes d’apprentissage sur le terrain, notamment dans les communautés locales. Il est aussi nécessaire de savoir utiliser les technologies de l’information et de la communication. Par ailleurs, les apprenants se diversifient. Il faut être hautement qualifié et avoir un sentiment aigu des responsabilités. Enseigner le japonais est un travail qui nécessite plus de temps que par le passé. Dans ce contexte, la pénurie d’enseignants n’a jamais été aussi grave. »
Il n’y a pas de certificat national pour devenir enseignant de langue japonaise. Actuellement, l’État envisage de créer une qualification officielle. Cependant, même si le statut des enseignants s’améliore dans la société grâce à cette initiative, cela ne conduira pas forcément à une amélioration immédiate de leurs conditions d’emploi. En tout état de cause, à moins qu’il y ait un soutien public en vue d’un meilleur traitement des enseignants ou la reconnaissance des bonnes écoles, il sera difficile d’améliorer la qualité de l’enseignement du japonais.
(Photo de titre : séminaire sur la recherche d’emploi pour étudiants étrangers, le 17 mars 2018 à Belle Salle Shiodome, dans l’arrondissement de Minato, à Tokyo. Jiji Press)