Être métis au Japon [1] : histoire et réflexion
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La polémique sur le terme hâfu
Depuis la victoire d’Osaka Naomi à l’US Open en septembre 2018, le débat sur les hâfu bat son plein dans les médias et les réseaux sociaux du Japon. « Qu’appelle-t-on vraiment un hâfu ? », « Que signifie être Japonais ? » sont les les sujets qui reviennent le plus souvent.
Mais avant d’aller plus loin, il faut noter que hâfu est un mot ambigu. C’est une désignation qui a été créée par les médias après la Seconde Guerre mondiale et qui a ensuite été repris par les métis eux-mêmes afin d’affirmer leur identité. Le mot peut revêtir, selon les cas, une connotation positive ou négative, voire discriminatoire.
Tamaki Denny, homme politique japonais métis, a pris ses fonctions de gouverneur de la préfecture d’Okinawa en octobre dernier, après le décès de son prédécesseur Onaga Takeshi. Dans son blog publié en 2016, il se penche sur la question de l’appellation hâfu, déclarant : « Le problème fondamental de l’emploi de ce terme, c’est qu’il insinue une certaine volonté de catégoriser de manière discriminante ou méprisante. »
Hâfu : une définition ambiguë
Dans quel sens le mot hâfu est-il généralement utilisé ? Le journal Asahi apporte une première réponse : « Les enfants dont un des parents est d’origine étrangère, communément appelés hâfu, représentent une naissance sur 50, soit 20 000 par an. » (5 novembre 2016)
La sociologue Mary Angeline Da-anoy poursuit dans ce sens : « Ce terme désigne un concept social figuratif faisant référence aux enfants au Japon généralement nés d’un mariage international. »
Le mot hâfu fait donc souvent allusion au mariage international. Selon une enquête réalisée par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, le nombre total de mariages « dont l’un des époux est de nationalité étrangère » est considérable. Il y en a eu à peu près 30 000 en moyenne par an au cours de la dernière décennie, ce qui représente une proportion d’un couple sur 30 (voir notre article Les mariages internationaux au Japon). Afin de communiquer sur le nombre de hâfu au Japon, les médias japonais se servent des statistiques du même ministère sur le nombre annuel de naissances d’enfants dont un des parents est de nationalité étrangère.
Mais en réalité, il n’existe actuellement aucune donnée statistique permettant de connaître le nombre exact de hâfu dans la société japonaise.
Par exemple, certaines personnes que j’ai interviewées pour mes recherches, ainsi que d’autres qui en parlent ouvertement dans les médias, sont nées à l’étranger d’un père immigré d’origine japonaise (de nationalité japonaise ou non) et d’une mère étrangère. Ces personnes se sont ensuite installées au Japon et ce n’est que dès lors qu’elles ont commencé à se présenter comme hâfu, ou que leur entourage les a appelés ainsi. Il en va de même pour la diaspora japonaise, les nikkeijin, dont une importante partie est revenue au Japon dans les années 1990 suite à la révision de la loi sur le contrôle de l’immigration.
Comme seuls les enfants nés au Japon sont pris en compte dans les statistiques du ministère, le nombre de hâfu nés à l’étranger et qui ont immigré au Japon n’est pas inclus…
Il y a beaucoup d’enfants qui vivent au Japon et qui se considèrent hâfu, mais ils sont nés sans que leurs parents ne soient mariés comme c’est le cas de ma mère, née d’une femme d’Okinawa et d’un soldat américain affecté à l’île. En résumé, ce terme englobe de nombreuses réalités : on ne peut pas clairement définir un hâfu en se fondant seulement sur des notions telles que la nationalité ou le mariage international.
Par ailleurs, tous les hâfu n’auront pas les mêmes expériences au cours de leur vie. En plus du facteur nationalité, de nombreux autres entrent en jeu dans l’identité personnelle et le vécu de chaque hâfu : lieux de naissance et de vie, pays d’origine d’un des deux parents, apparence extérieure, éducation scolaire (école publique, privée ou encore école internationale), culture et genre. Ou encore l’écriture de son propre nom, : est-il écrit en kanji, ou hiragana ou en katakana ?
À cause de cette ambiguïté, les gens se demandent souvent si les hâfu sont japonais ou étrangers. Comme le terme est désormais largement répandu dans la société japonaise, les métis peuvent être enclins à répondre qu’ils sont hâfu quand on leur demande leurs origines, car cela permet d’expliquer facilement et en un mot leur identité complexe.
De nombreuses expressions similaires
Aujourd’hui hâfu est le terme le plus communément utilisé, mais il existe de nombreuses expressions similaires pour désigner des personnes ayant des origines autres que japonaises.
Après la Seconde Guerre mondiale, les enfants nés de soldats américains et de femmes japonaises étaient qualifiés de konketsuji (littéralement « enfants de sang-mêlé »). Par la suite, de nouveaux termes ont vu le jour, créés par des groupes de soutien, les médias et les métis eux-mêmes :
Kokusaiji (« enfant international ») : couramment utilisé par les groupes de soutien, les mouvements sociaux et également en recherche universitaire. Le terme a été conçu pour remplacer celui de konketsuji, considéré comme discriminatoire. Il a été en particulier employé au cours des mouvements de soutien aux enfants sans nationalité d’Okinawa et aux enfants philippo-nippons.
Daburu (de l’anglais « double ») : souvent utilisé pour souligner une identité composée de deux langues et cultures, en opposition à hâfu, considéré comme réducteur car il laisse entendre que la personne est une « moitié ». Le terme plus positif de daburu est utilisé pour mettre en avant l’héritage des deux parents. Les médias l’ont repris dans les années 1990, dans un contexte de mouvements sociaux et de films promouvant l’identité des métis. Certains métis se sont appropriés le terme, alors que d’autres le critiquent car ils estiment qu’il n’est pas représentatif de ce qu’ils sont.
Kuôtâ (de l’anglais « quarter ») : utilisé pour les enfants de hâfu, ou plus récemment pour indiquer qu’une personne possède plus de deux origines. Le sens du terme continue à évoluer et peut signifier différentes choses en fonction de celui qui l’utilise.
Mikkusu (de l’anglais « mix ») : terme inspiré de « mixed race », souvent utilisé dans les pays anglophones pour mettre l’accent sur la diversité des origines. Cependant, c’est un terme qui peut être considéré comme inapproprié selon le contexte.
Jafrican et
Blasian : mots-valises fréquemment employés ces dernières années, composés de l’anglais « Japanese » et « African », et « Black » et « Asian ».
Amerasian : mélange de « American » et « Asian ». Utilisé en particulier par les mouvements sociaux et les groupes de soutien pour les écoles gratuites dans les années 1990 à Okinawa. À l’origine, il s’agissait d’un mot créé après-guerre pour désigner les enfants nés de soldats américains et de femmes asiatiques.
Hapa : terme hawaïen pour « métis », parfois employé au Japon, notamment sur les réseaux sociaux.
Le champ sémantique couvert par ces mots, ainsi que leurs significations sociales, leurs importances politiques et historiques, et l’intention derrière leur emploi sont très variés.
Ces termes divers et variés étaient mis en avant par les mouvements sociaux dans un but précis, à savoir la revendication de droits pour les métis, et leur portée était significative. Mais cette diversité de mots similaires est à l’origine de la difficulté de saisir l’identité et l’existence des métis dans la société japonaise.
Évolution et contexte social d’après-guerre
L’apparition et le développement de ces nombreuses manières d’appeler les métis sont étroitement liés à l’histoire d’après-guerre du Japon. Voici une présentation de cette évolution en tranches de 20 ans :
1945 - années 1960 : après la capitulation du Japon et son occupation par le commandement suprême des forces alliées, émerge la question des konketsuji, qui devient rapidement un problème de société largement repris par les médias. Jusque-là, ce terme était principalement utilisé pour des métis coréens, taïwanais ou aïnous. Cependant, après la guerre, c’étaient les enfants nés de soldats américains et des femmes japonaises qui étaient appelés ainsi.
À ce terme était inévitablement associé le contexte historique de l’époque : capitulation, reconstruction d’un pays détruit et marasme économique. Cependant, vers le milieu des années 50, les médias se désintéressent du sujet au fur et à mesure que le Japon initie sa période de forte expansion économique.
De plus, la culture occidentale (série télévisée, film, mode, musique, etc.) arrive en masse au Japon dans les années 1950 et 1960. Les coupes de cheveux et les styles vestimentaires d’Audrey Hepburn et de Twiggy sont à la mode ; cette importation de la culture occidentale influence l’image qu’ont les Japonais des pays occidentaux. Considérés comme des ennemis jusqu’à la fin de la guerre, ces pays commencent désormais à être idéalisés et s’associent à une image de « prospérité ».
Années 1970 et 1980 : le Japon est en plein miracle économique et continue à recevoir une forte influence des cultures européenne et américaine. Le terme hâfu est de plus en plus utilisé, surtout par les médias qui s’intéressent à de nombreuses personnalités, des chanteurs, acteurs ou sportifs métis. Cet engouement médiatique a pour conséquence de propager une image biaisée des hâfu, qui sont glorifiés pour leur apparence extérieure.
Ajoutons qu’à cette époque, le genre de la critique sociale Nihonjin-ron (études et théories sur les Japonais) gagne une forte popularité. Les Japonais y sont représentés comme un peuple mono-ethnique, omettant très souvent l’existence des hâfu.
Les mariages internationaux marquent un tournant : jusqu’en 1975, plus de la moitié des partenaires étrangers étaient des hommes, mais à partir de cette année-là, la tendance s’inverse et ce sont les femmes étrangères qui sont majoritaires. Les femmes asiatiques sont particulièrement plus nombreuses à partir des années 1980. Dans un contexte de mondialisation, le Japon connaît une augmentation du nombre de couples formés de Japonais et de partenaires aux origines diverses.
Années 1990 et début des années 2000 : promotion des termes kokusaiji et daburu par certains mouvements sociaux, pour remplacer konketsuji et hâfu. Cette période connaît une multiplication des activités communautaires et de protection des droits des enfants philippo-nippons, amerasian et daburu.
En outre, le Japon commence à renforcer sa présence sur la scène internationale, en proposant des programmes d’échange d’étudiants, des visas vacances-travail, des activités d’aide au développement à certains pays et l’implantation d’entreprises japonaises à l’étranger. Ceci a pour conséquence une augmentation accrue du nombre de mariages internationaux, et donc d’enfants métis.
Face à la crise économique causée par l’éclatement de la bulle spéculative et l’aggravation de la pénurie de main-d'œuvre, la loi sur le contrôle de l’immigration est révisée en 1990, permettant l’immigration vers le Japon de nombreux habitants d’Amérique du Sud. En conséquence, les activités d’aide aux étrangers et aux enfants ayant des parents étrangers se sont progressivement étendues au niveau local.
Les problèmes de discrimination mis en évidence sur les réseaux sociaux
Depuis la seconde moitié des années 2000, l’État japonais entreprend des initiatives pour promouvoir la symbiose des cultures. Mais dans la plupart des cas, ces activités veulent faire coexister d’un côté les étrangers et de l’autre les Japonais. Les hâfu ne sont pas pris en compte par ces initiatives, alors qu’ils subissent des expériences douloureuses au quotidien. Ils n’ont d’autre que choix que de faire face eux-mêmes à ces actes discriminatoires à l’école, à l’embauche ou au mariage.
Parallèlement, à mesure que leur communauté s’agrandit, de plus en plus de hâfu s’expriment ouvertement sur leur vécu et leur identité, permettant une prise de conscience sociale du problème. En particulier, le développement des technologies de l’information leur permet de renforcer leurs activités, surtout via les réseaux sociaux. Ces problèmes de discrimination raciale, invisibles depuis la fin de la guerre, sont ainsi graduellement mis en évidence.
Jusqu’à récemment, l’image d’un hâfu pour la population japonaise revenait souvent à celle d’une personnalité du petit écran ou d’un sportif. Mais aujourd’hui, grâce aux nombreux témoignages de première main, cette représentation stéréotypée et les mots et expressions utilisés pour les désigner évoluent peu à peu.
Le plan du gouvernement japonais d’accélération de l’accueil d’étrangers fait actuellement couler beaucoup d’encre (voir notre dossier spécial). Mais ce que le débat néglige de prendre en compte, c’est qu’en dehors de la communauté grandissante des hâfu, le Japon lui-même se diversifie, à l’image des zainichi (descendants de Coréens) et des ressortissants étrangers qui ont été naturalisés.
Ne pas simplifier une réalité complexe
Malgré cette revue des différents termes utilisés pour désigner les métis au Japon et de leur contexte historique, de nombreuses questions demeurent : « Comment faut-il les appeler ? », « Qu’est-ce que véritablement un hâfu ? », « Comment vivent-ils leur identité au quotidien ? »
Même s’il est difficile d’apporter des réponses, une chose est claire : il n’est ni acceptable ni nécessaire qu’une tierce personne décide arbitrairement de l’identité d’un groupe. Quand un métis utilise un des nombreux mots qui existent au Japon pour parler de lui-même, il y a une raison particulière, une volonté de mettre en avant la connexion entre deux identités, d’exprimer facilement ses origines à autrui ou de communiquer la complexité de son identité.
Afin de réellement saisir la réalité de la vie au quotidien des métis au Japon, il suffit alors d’accepter cette complexité telle quelle. Nul besoin de la simplifier ou de la catégoriser. Il est important d’adopter cette perspective lorsque l’on observe une société telle que celle du Japon, dans laquelle il existe déjà une grande diversité.
(Photo de titre : la mère de l’auteur, à droite, avec son amie. Photo avec l’aimable autorisation de Shimoji Lawrence Yoshitaka)