Un tournant dans les relations entre le Japon et l’Iran
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Une action sans précédent
——Les grossistes japonais du secteur pétrolier ont décidé de réduire temporairement leurs achats de pétrole brut iranien. Au cours des discussions en cours avec les États-Unis au sujet des sanctions américaines contre l’Iran, le Japon a exprimé son désir de continuer d’importer du pétrole iranien, mais les États-Unis y sont opposés. Quel est votre point de vue sur la situation ?
TANAKA KÔICHIRÔ Il y a longtemps que le Japon et l’Iran entretiennent des relations en ce qui concerne le pétrole. À l’époque du premier choc pétrolier, en 1973, l’Iran représentait 70 % des importations japonaises de brut. Ce chiffre, certes excessif, témoigne de l’étroitesse des liens qui existaient alors entre les deux pays. Depuis lors, ces relations ont connu des hauts et des bas, par exemple l’effondrement du gigantesque projet de l’Iran-Japan Petroleum Corporation (l’IJPC, Société pétrolière irano-japonaise), conçu à l’époque de la révolution islamique de 1979. Il n’en est pas moins indéniable que le pétrole iranien a joué un rôle considérable dans la croissance économique japonaise, et la suppression actuelle des importations de brut iranien n’est pas du tout anodine.
Depuis quelques années, le pétrole iranien ne représentait plus qu’environ 5 % de nos importations de brut. Mais l’arrêt actuel est hautement symbolique, particulièrement à la lumière du fait que nous avons continué d’acheter du pétrole à l’Iran même pendant la révolution islamique.
Du point de vue iranien, il me semble que la décision japonaise est une lourde déception. Examinons l’histoire récente des relations entre les deux pays. Après son retrait de l’IJPC, c’est à l’Iran que le Japon a accordé le premier de ses prêts en yens à usage civil, pour la construction d’un barrage, même si le projet n’a jamais été mené à terme. Au cours de ce siècle, le Japon a obtenu des droits d’exploitation des gisements de pétrole d’Azadegan, mais les sanctions américaines nous ont mis dans l’obligation de vendre ces droits. Pour ce qui est de l’avenir des relations entre le Japon et l’Iran, j’ai le sentiment que la réduction actuelle des importations de pétrole va jouer contre nous dans les années qui viennent.
La diplomatie japonaise : une approche efficace, unique en son genre
——En dépit des contraintes qui pesaient sur la diplomatie japonaise d’après guerre dans le cadre de l’alliance nippo-américaine, l’attitude du Japon envers l’Iran s’est avérée efficace. Comment voyez-vous la situation aujourd’hui ?
T.K. L’Iran, avec ses 80 millions d’habitants, est une grande puissance au sein de la zone, riche en pétrole et en gaz naturel, qui s’étend du Moyen-Orient à l’Asie de l’Ouest. C’est aussi lui qui possède la plus grande longueur de littoral sur le golfe Persique et, de concert avec Oman sur l’autre rive du détroit d’Hormuz, il exerce un contrôle sur la navigation à l’entrée et à la sortie du golfe. D’où l’importance primordiale de l’Iran pour le Japon.
Dans les années 1980, pendant la guerre entre l’Iran et l’Iraq, le Japon participait activement à la diplomatie de la navette (shuttle diplomacy), à travers ses efforts pour parvenir à une forme ou une autre de règlement tout en essayant de sauver le projet IJPC. Alors que les États-Unis et la plupart des nations occidentales étaient alignés contre l’Iran, le Japon était pratiquement le seul pays qui affichait une attitude impartiale. Jusqu’au milieu des années 1980, qui virent l’Occident basculer massivement en faveur de l’Iraq, la navette du Japon entre Téhéran et Bagdad a bien fonctionné, ce qui constituait alors une anomalie dans le monde de la diplomatie, à mesure que Tokyo faisait de son mieux pour arranger un cessez-le-feu entre les deux pays et réussissait presque à y parvenir.
——Quelle était la relation nippo-iranienne à l’époque ?
T.K. L’Iran n’a plus de liens avec les États-Unis depuis la révolution islamique. Cette rupture a mis un terme à l’afflux de capitaux et de technologies américains, ce qui a incité l’Iran à chercher à établir des liens avec les pays asiatiques. Déjà avant la révolution, l’Iran avait une image positive du Japon, et sa dépendance à notre égard est allée croissante. De tous les pays alignés avec l’Occident, l’Archipel était le seul à maintenir des relations amicales avec l’Iran, et il jouait un rôle d’intermédiaire entre les deux camps. Je pense que cette relation continue d’exister jusqu’à aujourd’hui.
Des années 1980 au début des années 1990, le Japon a été en mesure de poursuivre relativement librement le style de diplomatie qui lui est propre à l’égard de l’Iran. À l’époque, les États-Unis acquiesçaient tacitement à ce choix diplomatique du Japon, principalement pour des considérations géopolitiques liées à la guerre froide. Les États-Unis, qui voulaient éviter de pousser l’Iran dans les bras de l’Union soviétique, avaient besoin du Japon dans son rôle de canal de communication entre l’Iran et les puissances occidentales. Et je pense que cette façon de voir n’était pas l’apanage du gouvernement des États-Unis, mais qu’elle était partagée par les autres grands pays occidentaux.
L’isolement de l’Iran
——Comment la situation internationale a-t-elle évolué entre la fin de la guerre froide en 1989 et la guerre du golfe en 1991 ?
T.K. La communauté internationale s’attendait à voir l’Iran entrer dans une nouvelle ère après 1989, année de la mort de l’ayatollah Khomeini, le leader de la révolution islamique. Pour préparer le terrain, certains pays ont apporté leur soutien aux réformes intérieures iraniennes, ce qui a ouvert la voie au Japon pour mettre à profit sa position diplomatique unique en vue de persuader les États-Unis et l’Europe de laisser l’Iran rentrer au bercail.
La communauté internationale cautionnait plus ou moins cette approche, et le Japon a de nouveau accordé à l’Iran des prêts en yens pour un grand projet civil de construction d’un barrage destiné à la production d’électricité et à l’irrigation. Vue rétrospectivement, cette initiative très hardie a bénéficié du climat international qui prévalait jusqu’au début des années 1990.
Entre temps, la guerre du Golfe s’est soldée par la défaite de Saddam Hussein, et la menace militaire iraquienne s’en est trouvée réduite. Mais désormais, c’est l’Iran qui a commencé à être perçu comme une menace, ce qui a conduit le président américain Bill Clinton à adopter une politique régionale de double endiguement. Mohammad Khatami, qui a été élu à la tête de l’Iran en 1997, a opté pour une politique d’ouverture, mais les Nations unies n’ont pas su tirer parti de ce revirement.
Les Nations unies, qui considéraient l’Iran comme un ennemi, le soupçonnaient de mettre au point des armes nucléaires et des missiles balistiques, d’apporter son soutien à des éléments hostiles présents au Moyen-Orient et de violer les droits de l’homme sur son territoire. Ces problèmes ont incité le gouvernement des États-Unis a attaquer régulièrement l’Iran tant sur le plan politique qu’économique.
Il en a résulté une prise de distance de la communauté internationale vis-à-vis de l’Iran et, par voie de conséquence, une érosion de l’influence diplomatique du Japon. Tiraillé entre ses relations avec l’Iran et avec les États-Unis, le Japon a eu de plus en plus de mal à continuer d’afficher la même attitude à l’égard de l’Iran.
Le Japon observateur passif
——Il est devenu difficile pour le Japon de maintenir des relations diplomatiques avec l’Iran depuis la présidence de Donald Trump. Comment voyez-vous les relations nippo-iraniennes aujourd’hui, et quelle direction doit prendre à l’avenir la diplomatie japonaise ?
T.K. Je pense que la diplomatie japonaise est fondée sur l’harmonie et la coopération internationales. Le Japon suivait auparavant un double cap : une diplomatie centrée sur les Nations unies associée à une politique axée sur la relation nippo-américaine. Aujourd’hui, on entend souvent invoqué la « la primauté du droit » et les deux approches s’appuient sur ce concept. Mais, outre qu’elle s’écarte de la position japonaise, la politique « L’Amérique d’abord » adoptée par l’administration Trump peut aussi occasionnellement mettre les deux alliés sur une trajectoire de collision.
Les États-Unis se sont retirés unilatéralement du pacte nucléaire soutenu par l’ONU, bien que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) se soit portée garante au respect des engagements par l’Iran. Les grossistes japonais du secteur pétrolier demandent au gouvernement de les autoriser à continuer d’acheter du pétrole à l’Iran, mais le Japon, qui est un partenaire des États-Unis, est resté muet sur le comportement de ce dernier à l’égard de l’Iran. Contrairement aux autres pays du G7, le Japon n’a ni interpellé l’administration Trump sur son attitude problématique ni tenté de réfuter les arguments invoqués par les États-Unis pour se retirer du pacte.
Le Japon n’étant pas signataire du pacte nucléaire avec l’Iran, il n’y pas pour lui d’enjeu majeur dans cet accord. Mais le comportement de l’administration Trump dans cette affaire risque de nuire à l’avenir des relations au Moyen-Orient et il pourrait même avoir un impact sur la communauté internationale tout entière. Compte tenu des liens étroits qu’il entretient avec les États-Unis, le Japon doit se joindre aux autres nations qui leur reprochent de s’être retirés du pacte.
Il y a longtemps que les États-Unis et l’Iran ne se sont pas rencontrés face à face et, du fait de la suspension de leurs relations diplomatiques, les deux pays continuent de se considérer mutuellement comme des adversaires. Cette situation pose un problème si elle continue d’exercer un impact direct sur les relations du Japon avec l’Iran et avec les États-Unis. Je pense que le Japon peut avoir une influence bénéfique et doit jouer un rôle d’émissaire en vue d’améliorer les relations entre les deux camps. Il me semble malheureusement qu’au point où nous en sommes, il sera difficile pour le Japon de restaurer son influence diplomatique sur l’Iran.
Les questions liées à l’Iran ne doivent pas servir de levier pour la promotion des intérêts particuliers de l’administration actuelle des États-Unis ou de ses alliés au Moyen-Orient et en Asie de l’Est. Les pays qui utilisent l’Iran comme un outil pour consolider leur position au sein de leur propre région ou pour faire bouger les États-Unis ne feront que semer davantage de discorde dans la communauté internationale.
(Interview de Nippon.com, dans les bureaux de la rédaction. Photo de titre : le Premier ministre Abe Shinzô avec le président iranien Hassan Rouhani lors de l’assemblée générale des Nations unis en septembre 2017. Abaca/Aflo)