Maltraitance d’enfants : les facteurs sociaux derrière la monstruosité des actes

Société

Lorsqu’une fillette de cinq ans est morte victime de mauvais traitements infligés par ses parents en 2018, l’émouvant message qu’elle avait laissé derrière elle a suscité un élan de sympathie et poussé le gouvernement à prendre un train de mesures d’urgence. Mais pour trouver la racine du problème, nous devons comprendre les facteurs sociaux qui peuvent conduire de jeunes parents à délaisser ou maltraiter leurs propres enfants.

En mars 2018, une fillette de cinq ans est décédée après avoir été longtemps délaissée et maltraitée par ses parents qui la sous-alimentaient et la battaient pour la punir de son « mauvais comportement ». En juin, le Département de la police métropolitaine de Tokyo a rendu public un carnet de notes contenant un message écrit au crayon par la fillette, dans lequel elle suppliait ses parents de la pardonner et leur promettait de mieux se comporter à l’avenir. Cette « lettre de remords » a eu un grand retentissement.

Peu après la publication de cette lettre déchirante, les gens ont commencé à affluer vers l’ancien domicile de la fillette, dans l’arrondissement de Meguro à Tokyo, pour y prier et déposer des fleurs. L’annonce de sa mort tragique a suscité une levée de boucliers en faveur du renforcement de la lutte contre la maltraitance des enfants et incité le gouvernement à prendre un train de mesures d’urgence à cette fin. La nouvelle réglementation permet désormais aux travailleurs sociaux de visiter les domiciles familiaux pour s’assurer de la sécurité d’un enfant s’ils n’y sont pas parvenus par le biais d’un rendez-vous au Centre de protection infantile, et les directives concernant le partage de l’information avec la police ont été clarifiées. Le gouvernement va en outre accroître de 60 % le nombre de responsables de la protection de l’enfance au sein des Centres de protection infantile, dont les effectifs passeront de 3 200 en 2017 à 5 200 en 2022.

À l’évidence, l’amélioration des mesures destinées à préserver les enfants des mauvais traitements est une tâche importante et méritoire. Mais elle ne suffira pas à elle seule. Nous devrons aussi nous doter d’un dispositif de soutien aux parents pour lesquels l’éducation des enfants est un lourd fardeau. Ces jeunes parents se trouvent souvent relégués au statut de « réfugiés » en marge de la société ordinaire, privés d’aide et d’assistance.

Un dispositif législatif dorénavant renforcé

C’est en 1990 que la maltraitance des enfants a fait son apparition sur le devant de la scène. Cette année-là, les Centres de protection infantile ont commencé à établir des statistiques sur les cas de maltraitance, et des groupes privés se donnant pour mission de lutter contre la cruauté à l’égard des enfants ont vu le jour à Osaka la même année et à Tokyo l’année suivante. Cette évolution s’explique en partie par la dynamique qui a pris forme en faveur de l’approbation de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, que le Japon a dûment ratifiée en 1994.

En 2000, la Loi pour la prévention de la maltraitance des enfants est entrée en vigueur. Jusque-là, il n’était pas facile pour les autorités d’intervenir dans les affaires de violence envers les enfants au sein des familles. Grâce à cette loi, il est devenu possible, même sans l’accord des parents, de placer les enfants victimes de mauvais traitements à la maison dans un établissement de soins offrant une « protection temporaire ». Un remaniement de la loi en 2004 a fait de la prévention de la maltraitance des enfants une obligation pour les autorités locales, et de nouveaux amendements passés en 2007 ont renforcé les capacités d’intervention des Centres de protection infantile.

En 1990, première année où des registres ont été constitués, les Centres de protection infantile ont eu à traiter 1 101 cas de maltraitance d’enfants. En 2017, le chiffre a dépassé les 130 000… Cette hausse spectaculaire s’explique en partie par les progrès accomplis dans la prise de conscience du problème, grâce à la sensibilisation faite autour de cette question depuis 1990. En 2003, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a commencé à publier des données officielles recensant les cas de décès d’enfants victimes de mauvais traitements. Les chiffres annuels oscillent entre 50 et 100 cas, dont la majorité de ces drames ont été commis par les parents ou les personnes chargées de leur garde.

Depuis 2000 et l’entrée en vigueur de la législation actuelle sur la maltraitance des enfants, j’ai rendu compte de trois affaires à ce sujet. Je pense qu’un examen des caractéristiques propres à ces trois cas pourra nous aider à mieux saisir la toile de fond du problème et le processus qui peut amener des parents à commettre des actes aussi terribles contre leurs propres progénitures.

La fillette morte dans une boîte en carton

La première affaire dont j’ai eu à rendre compte s’est produite en 2000 dans la ville de Taketoyo, dans la préfecture d’Aichi. Une fillette de trois ans avait été déposée dans une boîte en carton où on l’avait laissée mourir de faim. Elle était la première fille d’une mère au foyer, âgée de 18 ans à la naissance de l’enfant. La mère n’arrivait pas à parler à son époux des difficultés qu’elle devait surmonter pour élever la fillette, car il avait des opinions tout à fait tranchées et rétrogrades, et pensait que les tâches ménagères et le soin des enfants relevaient des responsabilités de la femme. Ses relations avec sa propre mère et sa belle-mère étaient tout aussi mauvaises. Lorsqu’elle se trouva de nouveau enceinte, elle établit un budget et tenta de trouver un moyen d’équilibrer les finances du ménage après la naissance de l’enfant. C’est dans ce contexte que sa première fille fit l’objet d’un diagnostic de trouble probable du développement, et qu’un agent sanitaire lui recommanda de confier l’enfant à un centre d’apprentissage du langage géré par les autorités locales. La mère, découragée à l’idée de devoir débourser 50 yens de plus pour le déjeuner de sa fille, décida de ne pas suivre ce conseil.

Le père de la fillette, qui avait le même âge que la mère, était employé à titre permanent par une filiale d’une grande aciérie, mais son salaire net après impôt plafonnait à 130 000 yens par mois. C’était, semble-t-il, un travailleur consciencieux, affligé d’une tendance au syndrome d’Asperger. Un jour, il secoua violemment sa fille, alors âgée de dix mois, et la blessa à la tête. Elle reçut un traitement médical mais, après sa sortie de l’hôpital, commença à manifester des signes de difficultés d’apprentissage. Le couple avait aussi un fils, dont le développement ne présentait pas d’anomalie. Toute leur affection se tourna alors vers le garçon, et ils commencèrent à ressentir du dégoût pour leur fille. La vie sociale du père était axée exclusivement sur le travail et il consacrait le plus gros du temps passé à la maison à jouer aux jeux vidéo.

Les difficultés économiques de la famille rendaient de plus en plus la mère anxieuse, mais elle n’arrivait pas à se décider à contacter les autorités compétentes. Sa capacité de jugement commença à s’altérer. Isolée et dépourvu de soutien, elle se mit à acheter de façon compulsive et acquit par crédit un futon très coûteux, qu’elle ne parvint pas à rembourser. Les parents se mirent alors inconsciemment à reporter leur colère et leur frustration sur leur fille et l’enfermaient dans une boîte en carton lorsqu’elle montrait des signes de désobéissance. Elle finit par mourir de malnutrition.

Isolement et pauvreté

L’affaire suivante s’est produite en 2010, dans l’arrondissement de Nishi, à Osaka, où une fillette de trois ans et son petit frère d’un an sont morts après avoir été abandonnés pendant 50 jours dans les dortoirs attenants à un établissement de mœurs. La mère, âgée de 23 ans à l’époque, avait grandi dans la préfecture de Mie. Elle s’était mariée à 20 ans et avait donné naissance à ses enfants peu après. Lorsqu’elle était mère au foyer, elle avait bénéficié de l’aide publique accordée par sa ville. Après son divorce, elle déménagea avec ses enfants, d’abord à Nagoya, où elle travailla dans un bar « cabaret », puis à Osaka, où elle trouva cet emploi dans l’établissement de mœurs. Elle n’avait plus personne désormais vers qui se tourner pour obtenir un soutien, que ce soit la famille ou les services publics locaux.

La troisième affaire remonte à 2014, année où les ossements d’un garçon de cinq ans furent découverts enfouis sous un tas de déchets dans un petit appartement d’Atsugi, dans la préfecture de Kanagawa. Sept ans et quatre mois s’étaient écoulés depuis son décès. Le père, qui avait 37 ans à l’époque, était chauffeur routier sur de longs parcours et souffrait d’un léger handicap mental. Son épouse, qui avait de mauvaises relations avec sa famille, s’était mise en ménage avec lui alors qu’elle était encore adolescente, et était tombée enceinte peu après. Elle partit quand l’enfant avait trois ans. Le père ne dit à personne que sa femme l’avait quitté et, pendant deux ans, il continua de travailler et d’élever seul le garçon.

Le père s’était inscrit dans un collège professionnel à la fin de ses études secondaires, mais, confronté à un trajet quotidien de six heures aller et retour, il n’avait pas tardé à abandonner ses études afin de travailler à temps partiel. Il lui arrivait de changer d’emploi pour tenter d’apprendre un métier, mais son revenu restait précaire. Son réseau de soutien familial était faible lui aussi. Telle était sa situation quand il rencontra sa femme, alors âgée de 17 ans. Le couple emprunta de l’argent aux deux familles et contracta des prêts auprès d’agences de crédit à la consommation. Cet endettement conduisit à la rupture des relations familiales, et le couple sombra dans l’isolement.

Même après que le mari eut décroché un emploi à plein temps comme chauffeur routier, son salaire net variait entre 230 000 et 250 000 yens par mois, et il était contraint de travailler de longues heures d’affilée six jours par semaine. Alors que le couple se démenait pour rembourser ses emprunts, leur relation se dégradait. En cause, l’incapacité du mari à trouver du temps pour aider sa femme à s’occuper de l’enfant. Pour augmenter les revenus du ménage, la femme commença à laisser l’enfant seul à la maison pour travailler par roulement dans un konbini, mais elle finit par offrir des services sexuels contre de l’argent. Au bout du compte, elle partit, laissant derrière elle son mari et son enfant. Le mari, craignant de perdre son emploi, continuait à travailler de longues heures d’affilée sans prendre de repos. Après le départ de sa femme, il se retrouva seul pour élever son fils. En fin de compte, épuisé, il délaissa l’enfant jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Le désespoir des mères célibataires

Dans ces trois affaires, les parents eux-mêmes ont subi des violences ou été délaissés dans leur enfance, et ils ont grandi dans l’isolement. Une fois adulte, ils ont continué de se trouver confrontés à de nombreuses difficultés et ont dû se battre pour accéder à une situation stable au sein de la société. Et dans les trois cas, ils ont choisi de garder ces difficultés secrètes. Même s’ils avaient eu recours aux services publics quand leur situation était relativement viable, ils ne voulaient plus (ou ne pouvaient plus) leur demander de l’aide à partir du moment où les choses avaient mal tourné.

Les mères, y compris dans le cas récent survenu à Meguro, étaient toutes adolescentes ou à peine plus âgées à la naissance de leur enfant. C’étaient des femmes qui n’avaient pas bénéficié du genre d’éducation qui aurait pu faciliter leur insertion dans la société adulte. Elles avaient tenté de se faire une place en se mariant et en démarrant une famille à un très jeune âge. Mais pour ce genre de femmes, le risque est grand de sombrer dans la pauvreté quand leur mariage se brise et qu’elles tentent de subvenir seules à leurs besoins et à ceux des enfants qu’elles ont à charge.

Si dans l’affaire d’Osaka, la mère a échoué dans le commerce du sexe, cela tient en partie à la réalité même de la société contemporaine, où les femmes ont du mal à gagner suffisamment d’argent pour élever seules leurs enfants. Bien des femmes, et notamment des mères célibataires, travaillent dans le commerce du sexe pour la simple raison qu’il leur est difficile de se procurer un revenu régulier dans d’autres activités professionnelles. Il n’y a guère de barrières à l’entrée dans le marché du sexe, mais les femmes qui y travaillent n’ont aucun droit en tant que travailleuses et se voient traitées comme de simples marchandises. En cours de route, il arrive souvent qu’elles ne soient plus en mesure de donner à leurs enfants l’affection et l’attention dont ils ont besoin. Et l’idée de recevoir une assistance publique en tant que mère célibataire suscite souvent beaucoup de réticence. Il est en outre probable que ces femmes se sentent tenues psychologiquement de cacher leur incapacité à remplir leur rôle de mères.

Se répandre en invectives contre ces personnes en les accusant d’être des monstres et d’incarner le « mal » ne fera pas avancer les choses. La réalité est qu’elles n’ont eu ni le temps ni l’argent pour élever correctement leurs enfants, et que l’assistance de base qu’elles étaient en droit d’attendre des services publics leur a fait défaut.

Construire un réseau de soutien aux jeunes parents

Ce n’est pas la première fois que de tels cas de mauvais traitements infligés à des enfants scandalise et occupe le devant de la scène médiatique. Au début des années 1970, le public a été tout autant fasciné qu’horrifié par les affaires des « bébés de la consigne automatique », dans lesquelles des nouveaux-nés avaient été abandonnés dans des casiers de consigne automatique de gares. Selon une étude effectuée en 1973 par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, 251 enfants âgés de moins de trois ans étaient morts victimes de violences ou de délaissement, imputables dans la majorité des cas à des membres de la famille. Le nombre total des enfants maltraités était considérablement plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui.

En fait, dans les 23 municipalités du centre de Tokyo, les chiffres enregistrés entre 2005 et 2014 indiquent que les femmes enceintes et les femmes venant d’accoucher avaient trois fois plus de risques de mourir de suicide que de maladie. La grossesse peut conduire les femmes socialement défavorisées au désespoir – ce constat n’a pas changé depuis l’époque des bébés de la consigne automatique. Si la mère meurt seule, c’est un suicide. Si elle emporte son bébé avec elle dans la mort, ceci s’assimile à un suicide conjoint (shinjû). Si la mère reste en vie mais que le bébé meurt, nous sommes dans un cas de maltraitance d’enfant. Et le plus souvent, les enfants qui meurent victimes de mauvais traitements ont moins d’un an.

Depuis l’affaire survenue au début de l’année à Meguro, des mesures ont été prises pour promouvoir les Centres de protection infantile et élargir l’éventail des services qu’ils sont à même de fournir. C’est une excellente initiative, mais la politique la plus efficace que le gouvernement pourrait appliquer consisterait d’une part à prendre des dispositions pour aider les jeunes à mieux s’intégrer dans la société, en leur procurant des moyens pour faire des rencontres et demander de l’aide en toute confiance, et d’autre part à mettre en place un dispositif assurant que l’éducation des enfants n’est plus seulement l’affaire des parents mais aussi celle de la société tout entière. Lorsque des parents se sentent marginalisés, la frustration et le désespoir peuvent les amener à faire montre d’une violence affreuse à l’égard de leurs enfants, qui sont les membres les plus vulnérables de la société.

En 2016, la Loi sur la protection de l’enfance a été remaniée de façon à donner la priorité aux droits et aux intérêts de l’enfant. En 2017, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a adopté une nouvelle approche des soins à prodiguer aux enfants dans le cadre de la société à venir, et exposé par la même occasion les grandes lignes des processus grâce auxquels les idéaux de la protection de l’enfance pourront s’inscrire dans la réalité.

Cette approche a notamment pour objectif d’augmenter le nombre de parents nourriciers et de développer le recours au « système spécial d’adoption », de façon à réduire le nombre des enfants placés en institutions. On a beaucoup parlé de cet aspect du projet, mais il prévoit aussi de doter l’ensemble du territoire de « centres de soutien global à l’enfant et à la famille », de renforcer les compétences des travailleurs sociaux et d’instaurer une collaboration avec des médecins, des volontaires et d’autres secteurs de la collectivité en vue de créer un vaste réseau de soutien qui aidera les familles à élever leurs enfants.

L’idée selon laquelle c’est aux familles et uniquement à elles qu’il incombe d’éduquer les enfants est profondément enracinée dans la société japonaise. Bien des parents ont intériorisé cette façon de penser. Par conséquent, quand surgissent des difficultés, ils ont du mal à demander de l’aide.

L’éducation des enfants est une tâche qui requiert le soutien de la société tout entière. Si davantage de gens en venaient à admettre cette idée, il est certain qu’à long terme, le risque se réduirait de voir se reproduire des affaires aussi horribles que celles que nous avons évoquées. En même temps, cela diminuerait le nombre d’enfants perdant la vie dans des circonstances aussi tragiques.

(Photo de titre : des personnes déposent des fleurs devant l’immeuble où vivait Funato Yua, décédée en mars 2018 après avoir souffert de maltraitance par ses parents. Photo prise le 8 juin 2018. © Tamaki Tatsurō, Mainichi Shimbun/Aflo.)

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