Les règlements intérieurs des écoles japonaises dérapent
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Un conflit autour de la couleur des cheveux
Une lycéenne d’un établissement public d’Osaka a intenté une action en justice contre les autorités locales. Elle réclamait en effet des dommages et intérêts destinés à compenser les souffrances mentales que lui a fait subir son lycée en la contraignant à plusieurs reprises à teindre en noir ses cheveux naturellement châtains.
L’éducation libre de l’après-guerre n’a pas empêché une recherche d’uniformité qui ne tolère pas la diversité chez les élèves, notamment concernant des caractéristiques physiques. Depuis toujours, les éducateurs japonais considèrent que des cheveux mal coiffés et une tenue débraillée sont le début de la délinquance. Le règlement intérieur d’un établissement scolaire constitue le fondement des reproches aux élèves, et le cas échéant, des punitions. Mais ces consignes n’ont ni base juridique ni critères unifiés et, dans la majorité des cas, ce sont les enseignants formant le conseil de direction des élèves qui les rédigent arbitrairement.
Le règlement intérieur du lycée fréquenté par la jeune fille d’Osaka interdit aux élèves de se teindre ou de se décolorer les cheveux. Avant que sa fille y entre, la mère de cette élève a demandé à la direction du lycée de tenir compte du fait que la couleur naturelle de ses cheveux était châtain. Néanmoins, la jeune fille a été contrainte par la suite de teindre ses cheveux en noir à plusieurs reprises. Même en se pliant à ces demandes, le lycée a exigé maintes fois qu’elle recommence, au prétexte que la teinture n’était pas suffisante. L’élève a été exclue pour cette raison de la fête du lycée ainsi que de voyages scolaires. Les enseignants lui ayant signifié qu'elle n'avait pas à venir au lycée tant que ses cheveux n'étaient pas noirs, la jeune fille a commencé à développer une phobie scolaire. Elle explique avoir décidé de lancer une action en justice en raison du harcèlement que lui a fait subir son établissement.
Des règlements scolaires absurdes ?
Objectivement irrationnel et déraisonnable, ce lycée d’Osaka n’est pas pourtant pas le seul établissement scolaire japonais à avoir un règlement de ce type. Ce fait divers a été à l’origine du projet « À bas les règlements intérieurs pervers ! » lancé par des associations luttant contre le harcèlement scolaire. Elles font le point sur les règlements intérieurs existants à travers des enquêtes et réfléchissent à la manière d’éliminer ceux qui se révèlent être malveillants envers les élèves.
Réalisée en février 2018, auprès de 2 000 personnes âgées de 15 à 59 ans, l’enquête portait sur les règlements intérieurs des collèges et lycées fréquentés par les sondés. Les auteurs de l’initiative s’attendaient à ce que ces personnes aient connu des règlements sévères : il y avait en effet parmi elles des membres de la génération scolarisée au collège et au lycée à la fin des années 1970 au début des années 1980, époque à laquelle est apparu le problème de la violence interne aux établissements. Les règlements intérieurs ont été ensuite adoucis pendant un temps. Cependant, l’enquête a révélé une recrudescence, ces dernières années, de stipulations concernant la longueur des jupes ou la manière de se coiffer.
L’enquête a aussi constaté un nombre croissant de normes relatives à la couleur des sous-vêtements, ainsi que l’interdiction de s’épiler les sourcils, ou de se teindre les cheveux. Certains règlements intérieurs n’autorisent pas leurs élèves à utiliser de la crème solaire ou des sticks à lèvres, qui sont pourtant destinés à protéger la peau des élèves. Les personnes ayant répondu à l’enquête ont aussi témoigné avoir été victimes de harcèlement sexuel de la part d’enseignants masculins qui prétendaient contrôler la longueur des jupes ou la couleur des sous-vêtements.
Le graphique suivant dresse une liste des stipulations perverses que les répondants de l’enquête ont déclaré avoir subi lors de leurs années au collège et au lycée (entre 10 et 19 ans).
Nous avons parlé de l’enquête avec Sunaga Yûji, vice-président d’une ONG qui lutte contre le harcèlement scolaire. Il nous a expliqué que lorsque son ONG a commencé à chercher des personnes qui accepteraient de parler des règlements scolaires, plus de 150 personnes ont pris contact avec elle. « Parmi ces personnes, beaucoup nous ont confié des souvenirs qui leur étaient encore douloureux, et certaines continuaient à éprouver de la colère vis-à-vis de ce qu’elles avaient subi 30 ans auparavant. C’était très perceptible. »
Un stress qui affecte aussi les enseignants
M. Sunaga estime que le problème posé par ces règlements pervers ne se limite pas simplement à leur irrationalité. Pour lui, les enseignants poussent parfois l’absurdité des punitions, comme les châtiments corporels, à un degré plus extrême encore, et cela a pour conséquence d’exposer les élèves à un stress bien plus excessif. En d’autres termes, les règlements engendrent des problèmes secondaires et tertiaires.
Par exemple lorsqu’un élève enfreint le règlement scolaire, certains enseignants estiment que sa classe est collectivement responsable, et le gronde devant l’ensemble des élèves. De telles expériences font naître l’impression de devoir à tout prix respecter le règlement sous peine d’humiliation ou de sermons de ce genre, provoquant ainsi une pression, et conduisant petit à petit les élèves à se surveiller les uns les autres. L’instinct de préservation se met alors en marche : la plupart des élèves tentent de se protéger en respectant en premier lieu chacune des règles, et en second lieu, en excluant la minorité qui s’en écartent un peu. Voici comme peut naître le harcèlement scolaire. Et pour un nombre non négligeable d’élèves n’étant pas assez forts pour supporter la tension interne à l’établissement scolaire, ils préféreront tout simplement rester chez eux.
Dans le cadre de l’enquête, une femme a témoigné du stress qu’elle avait vécu en se sentant obligé de veiller quotidiennement à ce que tout soit conforme au règlement, et que l’ambiance de surveillance réciproque qui régnait entre élèves lui était si pénible qu’elle n'avait plus envie d'aller à l’école. Un garçon de père américain et de mère japonaise a apporté un autre témoignage stupéfiant. Bien que les enseignants ne lui aient pas reproché la couleur de ses cheveux, certains de ses camarades étaient tellement endoctrinés qu’ils lui disaient ne pas comprendre pourquoi la couleur de ces cheveux était tolérée. Le stress engendré par cette situation l’a conduit à la phobie scolaire.
Mais selon M. Sunaga, le problème ne sera pas simplement résolu à base de critiques envers les enseignants ou les établissements. Le site du projet reçoit des appels à l’aide non seulement des élèves, mais aussi d’enseignants. Ceux-ci se plaignent de devoir appliquer des règles qu’ils sont incapables d’expliquer aux élèves parce qu’ils n’en comprennent eux-mêmes pas la nécessité, ou encore de ne pouvoir se faire entendre sur les aspects contradictoires des règlements lors des réunions d’enseignants, parce que les avis des personnes favorables au règlement dominent. Certains affirment avoir subi des mises à l’index par leurs collègues pour avoir pris le parti des élèves. Cela laisse entrevoir la position inconfortable des enseignants, coincés entre l’établissement et les élèves.
À la recherche d’une solution
M. Sunaga a l’expérience de la phobie scolaire : pendant deux ans et demi, à partir de la quatrième année de l’école élémentaire, pendant laquelle il a été victime de harcèlement, il n’est pas sorti de chez lui, car s’éloigner du domicile familial, ne serait-ce que d’un pas, lui était insupportable. Par la suite, il n’est pas retourné dans le système scolaire général mais a fréquenté une école libre organisée par une ONG. Elle lui a permis de retrouver un contact avec la société, et il s’est lancé à corps perdu dans la lutte contre le harcèlement scolaire. Avec l’adoption de la loi pour promouvoir la lutte contre ce phénomène, il a pu faire entendre aux membres du Parlement la voix de ceux qui se battent contre ce fléau, et celle de ceux qui en ont été victimes.
Pour lui, le fait qu’il n’y ait quasiment aucune autre alternative à l’éducation de l’école classique contribue à mettre les enfants sous pression. Les écoles enseignent des programmes standardisés, et à travers leur règlement intérieur, cherchent à uniformiser jusqu’aux comportements. En réalité, se soumettre à un tel système n’est pas nécessaire pour suivre le programme scolaire. Chacun a le droit à un avenir, même s’il prend une autre route, estime M. Sunaga. L’essentiel n’est pas de décider s’il faut obéir au règlement ou le supprimer, mais proposer des mesures d’améliorations fondées sur de nouveaux points de vue.
Dans le cadre du projet, le groupe de travail a l’intention de rassembler le plus d’exemples de règlements scolaires possible en faisant appel à la loi d’accès aux documents administratifs, et d’auditionner des enseignants à ce sujet.
« Jusqu’à présent, il n’existait quasiment aucun système pour évaluer les effets des règlements intérieurs. À quoi visent les stipulations sur la longueur des cheveux et la coiffure des élèves ? Ont-elles l’effet escompté sur les performances scolaires ? Si ce n’est pas le cas, n’est-il pas temps de revoir ces règles, et de limiter ainsi le fardeau qu’elles font aussi peser sur les enseignants ? La question n’est pas de demander l’abolition des règlements scolaires, mais peut-être d’ouvrir une nouvelle voie en faisant des propositions basées sur les témoignages recueillis. »
(Article écrit à l’origine en japonais, basé sur une interview du 2 juin 2018. Texte et reportage du Takagi Kyôko de Nippon.com. Photo de bannière : Kazpon / PIXTA)