La « période glaciaire de l’emploi » au Japon : les difficultés de ses survivants

Société

Genda Yûji [Profil]

À partir de la seconde moitié des années 1990, le Japon a traversé une décennie de récession appelée « période glaciaire de l’emploi », après l’éclatement de la bulle économique. La cohorte de jeunes gens diplômés de l’université qui ont à ce moment-là tenté de faire leur entrée dans le marché du travail ont aujourd’hui la quarantaine, un âge qui devrait normalement correspondre aux meilleures années d’une carrière. Mais parmi eux, nombreux sont ceux qui, après s’être battus pour faire leurs premiers pas dans le monde professionnel juste après avoir obtenu leur diplôme de fin d’études, doivent aujourd’hui encore se contenter de bas salaires et de sombres perspectives professionnelles. La stagnation de la consommation au sein de cette catégorie de la population a des répercussions à grande échelle, qui entravent les efforts de revitalisation de l’économie tout entière. Il est grand temps d’amorcer, avant qu’il ne soit trop tard, un débat sur la solution globale qu’il convient d’apporter à ce problème.

Le déclin et la chute de l’enveloppe salariale à la japonaise

La figure 1 illustre l’évolution du salaire mensuel moyen des personnes de 40 à 44 ans titulaires d’un diplôme universitaire ou ayant fait des études doctorales. Les salaires pris en compte sont les salaires réels, corrigés selon l’évolution des prix, exprimés en monnaie de 2015.

Entre 2005 et 2007, juste avant la crise financière mondiale, le salaire moyen dépassait 500 000 yens par mois (environ 3 900 euros, aux taux de change actuel), un montant assez élevé. Les gens qui étaient alors au début de la quarantaine avaient rejoint la population active à une époque où le Japon baignait encore dans l’euphorie de la bulle économique. En règle générale, la génération d’alors n’a pas eu à se battre pour trouver des emplois décents et, une fois engagée dans une carrière, elle a bénéficié de la protection du système d’emploi japonais, notamment la garantie d’un emploi à long terme et le salaire à l’ancienneté.

Mais un virage s’est amorcé en 2008. Cette année-là, les salaires réels sont tombés sous la barre des 500 000 yens par mois. Leur chute s’est considérablement accentuée entre temps. Au milieu de la seconde décennie du nouveau siècle, la plupart des travailleurs de la première moitié de la quarantaine étaient sortis de l’université au cours de la période de « glaciation de l’emploi ». Leur salaire mensuel moyen était inférieur à 450 000 yens (environ 3 500 euros), soit plus de 50 000 yens de moins que le revenu moyen des gens appartenant à la génération de la bulle. Or ces personnes se trouvent au stade de la vie où la consommation est sensée atteindre son apogée, où ils ont probablement des enfants à élever et des investissements en cours dans des achats coûteux, par exemple de voitures ou de biens immobiliers. Mais il se trouve tout simplement que l’argent leur faisait défaut. La génération de la période glaciaire de l’emploi compte dans ses rangs les personnes nées entre 1971 et 1974, c’est à dire les enfants de la génération du baby-boom, laquelle constitue une fraction importante de la population. Il en découle que la stagnation de la consommation au sein de cette cohorte a un impact proportionné sur l’ensemble de l’économie. En l’état actuel de la situation, une sortie éventuelle de la spirale déflationniste est difficile à discerner.

Une part non négligeable des membres de la génération de la période de glaciation n’ont pas réussi à trouver un emploi satisfaisant à l’issue de leur première tentative, si bien que nombre d’entre eux ont changé d’emploi au moins une fois au cours de leur carrière. Ainsi, le nombre d’années passées dans leur entreprise actuelle est inférieur à la durée considérée comme « normale » dans le cadre du système traditionnel japonais de l’« emploi à vie ». Comme l’augmentation de salaire en fonction de l’ancienneté est toujours le système en vigueur au Japon, il est indéniable que beaucoup de salariés sont donc mal payés. Contrairement à leurs collègues de la génération de la bulle, qui ont souvent décroché des emplois très bien rémunérés dans des grandes entreprises, un bon nombre de la malheureuse génération suivante a dû se contenter d’emplois dans des petites ou moyennes entreprises. Et même s’ils sont restés dans la même entreprise, les membres de cette génération-là ont eu du mal à accéder aux postes de direction à cause de la vaste cohorte des travailleurs de la génération de la bulle qui se trouvaient au-dessus d’eux. Ces facteurs s’accumulent et se renforcent mutuellement pour créer une structure de l’emploi telle que, pour nombre des membres de cette « décennie perdue », le salaire n’augmente pas avec l’âge.

Faire reculer l’attachement culturel aux longues journées de travail constitue un objectif majeur de la société japonaise d’aujourd’hui (voir notre article lié). Quand la génération de la période de glaciation de l’emploi avaient entre vingt et trente ans, l’idée de se soumettre aux « heures supplémentaires à titre grâcieux » (service zangyô) – des heures de travail en théorie illégales qui n’étaient pas rémunérées en heures supplémentaires – allait de soi. Beaucoup de travailleurs se sont accommodés de conditions de travail exténuantes, en se disant que, s’ils trimaient dur, ils seraient récompensés à l’avenir par un meilleur salaire. Et pourtant, aujourd’hui encore, nombre d’entre eux doivent se contenter de médiocres revenus. Bien trop souvent, les aspirations naïves de la génération de la période glaciaire se sont avérées n’être guère plus que des chimères.

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Genda YûjiArticles de l'auteur

Né en 1964, professeur de sociologie à l’Université de Tokyo où il a fait des études d’économie. Après avoir été chercheur invité à l’Université d’Harvard, puis d’Oxford, il devient professeur à l’Université Gakushûin jusqu’en 2007, année où il obtient la même position à l’Université de Tokyo. Son dernier ouvrage est intitulé Koritsu mugyô — SNEP (Les personnes solitaires sans emploi). Membre du comité consultatif de rédaction de Nippon.com depuis avril 2014.

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