La pêche aux cétacés : symptôme d’une confrontation entre les hommes
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En 2009, un documentaire américain, The Cove, fait étalage de la « cruauté » de la pêche aux dauphins qui a cours à Taiji, dans la baie de Hatakejiri, préfecture de Wakayama. Ce documentaire sera acclamé dans tous les États-Unis, et même couronné de l’Oscar du meilleur documentaire en 2010. En conséquence de cela, les 3 000 habitants du village de pêcheurs de Taiji se retrouveront harcelés par des activistes du monde entier protestant contre la pêche aux cétacés. L’objet de leurs protestations réside plus particulièrement dans la façon de « diriger » les troupeaux de dauphins et de petits cétacés à l’intérieur de la baie : les effrayer par les bruits de frappe sur les tubes métaliques installés sous l’eau.
Sasaki Magumi a elle aussi tourné à Taiji, entre avril 2010 et juillet 2016, mais en faisant intervenir devant sa caméra de nombreuses personnes aux idées et positions diverses : le maire du village de Taiji, des pêcheurs, des membres de l’association Sea Shepherd, ainsi que Rick O’Barry, ancien dresseur de dauphins et personnage principal du film The Cove, et le représentant du groupe japonais « Association pour la réformation du Japon », qui organise des rencontres entre les activistes étrangers et des représentants du village. Les opinions des différentes parties prenantes sont livrées sans biais idéologique, en particulier quand un ancien correspondant de l’agence de presse AP se montre mécontent du manque de diffusion des informations depuis le Japon.
The Cove et le problème de la pensée à sens unique
——Si avec Herb & Dorothy vous aviez parlé de l’amour d’un couple et de l’amour de l’Art, avec le thème de la chasse à la baleine, vous avez opéré un changement de thème pour le moins radical. Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser un documentaire sur la chasse aux cétacés ?
SASAKI MEGUMI J’ai vu The Cove en 2009, quand le film a été distribué, et j’en ai éprouvé un choc. D’un point de vue formel, le récit, la structure et le montage en font un film tout à fait réussi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle son impact est très fort, et j’ai eu l’intuition qu’il allait mettre de l’huile sur le feu concernant le problème de la chasse à la baleine. Ce qui m’a étonné, c’est que, alors que le film est bourré de préjugés et de malentendus factuels, il n’a pas provoqué d’objections particulières de la part du public japonais. D’autre part, aux États-Unis où je vis depuis de longues années, il y a des controverses sur toutes sortes de problèmes de société comme le contrôle des armes ou l’avortement, mais absolument rien sur la chasse à la baleine. Seule l’opinion négative est présentée. Cela m’a toujours posé un problème que ne s’élève quasiment aucune voix discordante à ce sujet. J’avais longuement hésité, mais la sortie de ce film, The Cove, m’a finalement décidée à réaliser un film autour de cette question.
——Au Japon, les critiques avaient été fortes contre The Cove, accusé de n’être qu’un film de propagande, manquant d’impartialité, et qui s’était autorisé des moyens peu licites, comme les prises de vues en caméra cachée. Quels ont été vos choix à vous, pour contrebalancer ?
S.M. Contrebalancer une propagande vous fait facilement tomber vous-même dans la propagande. Au Japon, on confond souvent le genre documentaire avec une sorte d’extension du reportage d’information, mais en fait, un documentaire prend en compte et assume le point de vue et les valeurs de l’auteur.
Avec The Cove, le problème était perceptible dès le départ, dans l’attitude même des créateurs du documentaire. Voyez-vous, quand Michael Moore filme avec une intention critique, sa caméra est dirigée vers les organes du pouvoir, le gouvernement ou les grandes entreprises. C’est une attitude qui vise à exposer les malversations des personnes de pouvoir à la place des gens opprimés ou privés de parole. Les producteurs de The Cove, au contraire, ont engagé des centaines de millions de dollars, les meilleurs professionnels d’Hollywood, des technologies de pointe, et ont débarqué avec leur montagne de matériel pour braquer leurs caméras sur quoi ? Taiji, un petit village de pêcheurs. Des pêcheurs de dauphins et de baleines, qui vivent de leur pêche depuis des générations. Sans aucun questionnement ni contrexpertise, ils les ont étiquetés comme « le Mal », et se sont auto-baptisés « le Bien » de façon totalement unilatérale. Cette attitude était problématique.
Surtout dans une société où l’information se propage à grande vitesse par Internet, les voix de ceux qui n’ont pas les moyens de diffuser des informations sont de plus en plus inaudibles. Je ressentais comme une violence inouïe cette voix jetée unilatéralement au monde avec une puissance absolument écrasante. Un norme éthique minimale est requise de la part des créateurs vis-à-vis de leur sujet, et leur affirmation d’entrée de jeu que le bien était uniquement de leur côté me semblait très douteuse.
——A Whale of a Tale est une sorte de comédie humaine qui met en scène différents modèles d’humanité. Or, parmi ces différents modèles, M. Nakahira Atsushi, le représentant de l’Association pour la réformation du Japon fait preuve d’une présence remarquable, n’est-ce pas ?
S.M. Le début du tournage correspond à peu près au moment où Sea Shepherd (le groupement des activistes anti pêche aux cétacés) s’est installé de façon permanente à Taiji, en 2010, peu après la sortie du film The Cove. J’ai pu filmer toutes sortes de gens luttant dans toutes sortes de situations, au milieu des événements et des éléments naturels… C’est ce que j’appelle la grandeur du documentaire. M. Nakahira s’est avéré un porteur de paix exceptionnel. Alors que la situation était totalement bloquée entre les pêcheurs et les activistes anti-pêche, la discussion absolument impossible, il s’est efforcé de dialoguer avec les gens de Sea Shepherd malgré son anglais sommaire. Lui seul a compris l’importance du dialogue. Les grands médias ne pointent pas leurs caméras vers les gens comme lui, parce qu’ils craignent qu’il vienne déranger les discours simplistes et préformatés qu’ils préfèrent. Au début, moi aussi, j’ai hésité à filmer ce personnage, mais lui aussi a montré une préoccupation sincère pour Taiji et ses habitants, par exemple quand il a commencé à circuler en ville en voiture à haut-parleurs pour lancer des messages. La pluralité sociale commence par n’exclure personne. Chacun vit de toutes ses forces, afin d’assurer fermeté et solidité à ce qu’il est. C’est également cela que je voulais montrer.
——N’avez pas pensé que les gens de Sea Shepherd devaient au moins faire l’effort de communiquer leurs idées en japonais ?
S.M. Il aurait été encore plus important que les Japonais améliorent leur niveau de communication en anglais, car il est réellement problématique. Tous les diplômés du secondaire devraient être capables de communiquer en anglais, mais les Japonais sont trop effrayés par l’idée de devoir parler dans une langue étrangère. Or il faut une vraie volonté pour être capable de communiquer : une volonté désespérée de faire comprendre ce qu’on veut dire et de comprendre ce que l’autre veut dire. La pêche aux dauphins est bien sûr le thème de ce film, mais ce n’est qu’une porte d’entrée. Il ne s’agit pas de se demander si la pêche au dauphin est bien ou pas, mais voir le problème plus universel sous-jacent.
L’absence de réflexion et de diffusion des informations japonaises
——Quelqu’un comme Jay Alabaster, ancien journaliste, qui a vécu deux ans à Taiji pour comprendre sa culture et a gagné la confiance des résidents, représente l’espoir au-delà de la confrontation. Selon lui, Taiji est un « microcosme du Japon ». Il critique l’insuffisance de la diffusion d’informations depuis le Japon malgré ses énormes moyens dignes d’une grande puissance économique.
S.M. Le rôle de Jay a été absolument prépondérant pour le film. En effet, Taiji est un microcosme du Japon, mais c’est aussi un microcosme du monde. Ce qui se passe dans ce petit village de 3 000 habitants est symbolique des opérations de confrontation et d’éclatement qui se produisent à l’échelle du monde aujourd’hui.
——Dans votre livre Okujira-sama, vous parlez de la colère que vous avez ressenti devant la stérilité des résultats obtenus par la Commission baleinière internationale lors de son assemblée générale de 2002, que vous aviez couverte en tant que journaliste. Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement japonais a géré la question de la pêche à la baleine ?
S.M. Tout d’abord, avant de communiquer une opinion, la moindre des choses est de comprendre en profondeur l’opinion de la partie d’en face. Pourquoi les Occidentaux font-ils une fixation sur les baleines et les dauphins ? Les idées affirmées par des groupes radicaux comme Sea Shepherd ne sont pas apparues spontanément, de nulle part. Il faut d’abord comprendre que ces idées s’enracinent dans une pensée religieuse et philosophique basée sur des relations entre l’homme et la nature qui diffèrent essentiellement de celles du Japon.
Le Japon insiste sur le fait que « la chasse à la baleine est une tradition au Japon », mais la notion de progrès humain prônée par l’Occident est justement basée sur l’idée que les vieilles traditions qui ne correspondent pas à la société d’aujourd’hui doivent être brisées. La sensibilisation aux droits des animaux aussi a évolué. Dans les années 1970, dans le slogan « Sauvez les baleines », les baleines n’étaient qu’un symbole de l’environnement qu’il s’agissait de protéger globalement. Aujourd’hui, avec un film comme The Cove, l’accent s’est déplacé vers les droits des animaux eux-mêmes. L’objectif est de faire évoluer la notion de citoyenneté du XXIe siècle en incluant les baleines et les dauphins, c’est-à-dire des animaux considérés comme proches des humains, comme des personnes socialement vulnérables. Mais de l’autre côté, le Japon campe sur la position : « Et alors, qu’est-ce que vous dîtes du droit des animaux d’élevage comme les bovins et les porcs ? Pourquoi y en aurait-il un seulement pour les cétacés ? » Voilà où s’arrête la réflexion.
Actuellement, la consommation annuelle de viande de baleine ne dépasse pas environ deux ou trois tranchettes de salaison par personne. Répéter simplement que cela fait partie d’une « tradition » ou de la « culture » japonaise est bien irresponsable devant les exigences d’explication de la communauté internationale. L’Occident aussi affirme ses valeurs. Il faut donc repérer et discuter une par une et en détail chaque différence dans les façons de penser.
Le droit à l’existence des communautés rurales
——Que pensez-vous de l’impact des médias sociaux ?
S.M. Le tournage de A Whale of a Tale fut temporairement suspendu par le séisme du Tôhoku de mars 2011, et ne put reprendre qu’en 2014. En janvier de cette année-là, l’ambassadrice des États-Unis au Japon d’alors, Caroline Kennedy, a posté sur Twitter un message de condamnation de la pêche dirigée des dauphins à Taiji, qui a provoqué une grande vague.
L’année suivante, un article sur le film a été posté sur le site anglophone du quotidien Asahi Shimbun. L’article a été partagé 4 000 fois en quelques jours. Mais dans le même temps, des centaines de commentaires négatifs et agressifs ont été postés sous l’article. C’est là que j’ai réalisé le terrifiant pouvoir des médias sociaux.
Aujourd’hui, les mots-clés, comme « Taiji », « pêche dirigée », « pêche au dauphin » sont devenus de purs « signes », ce qui empêche de penser la vie concrète des gens derrière ces mots. Aujourd’hui, des paroles très courtes et très puissantes, de simples « signes » en fait, se propagent plus vite que l’intention qui les a émis, c’est ça qui me fait très peur.
——Jay Alabaster dit que ce sont des petits villages en zone rurale comme Taiji qui sont actuellement plus en danger de disparition que les baleines et les dauphins.
S.M. Dans tous les pays, la globalisation voue les petits villages comme Taiji au déclin. La pêche dirigée représente environ 30 % des captures totales à Taiji. Il faut cependant reconnaître que la pêche à la baleine et aux dauphins n’est pas uniquement une question économique et alimentaire, mais aussi une question d’identité et de fierté de ce village.
Les habitants de Taiji ont très profondément gravé en eux le respect des baleines et des dauphins, parce qu’il y a 400 ans, quand leurs ancêtres ont fondé leur village, ils se trouvaient sur une terre sans beaucoup d’eau, et donc difficile à mettre en culture. Mais il se trouve que le village était situé sur un courant de passage des baleines et des dauphins, et c’est la pêche aux cétacés qui leur a permis de survivre. Ils ont donc le sentiment que ce sont les cétacés qui sont venus pour les aider et les sauver. Cette relation très forte avec les baleines et les dauphins fait partie de leur identité et de leur fierté. Il faut alors penser à la gravité de ce que vous faites si vous leur volez cette identité et cette fierté. La question dépasse largement le fait d’être d’accord ou pas. Ce n’est pas une question de tradition nationale ou de culture alimentaire, cela touche à l’existence même de ceux qui vivent dans les zones rurales.
——Le maire de Taiji essaie de mettre en œuvre sa vision de transformer le village en une ville dédiée à la recherche scientifique sur les cétacés. En effet, c’est par eux-mêmes que les habitants doivent imaginer leur avenir, et non pas sous la pression de l’extérieur, n’est-ce pas ?
S.M. C’est un problème auquel les habitants de Taiji doivent réfléchir, en effet, et c’est également une question que le Japon tout entier doit envisager. La pêche aux dauphins existe dans d’autres régions, comme la préfecture d’Iwate, et pourtant, seul Taiji est la cible des critiques mondiales. La pêche au harpon est moins critiquée que la pêche dirigée, pour la seule raison qu’elle est plus visible du rivage.
——Le contrôle de l’immigration est devenu plus sévère et le nombre de militants étrangers venant à Taiji a diminué, mais doit-on s’attendre à de nouvelles actions très concentrées comme par le passé ?
S.M. À mon avis, ils n’abandonneront jamais. Ce n’est pas parce qu’ils ne viennent pas au Japon que leurs actions ne seront pas très concentrées. Chaque année, le 1er septembre, jour d’ouverture de la pêche dirigée, les activistes émettent des protestations devant les ambassades et les consulats japonais du monde entier. Ces informations n’arrivent pas jusqu’au Japon, mais le fait que ces actions restent invisibles risque fort de les rendre plus problématiques dans le futur.
(Propos recueillis par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photos sans mention : Nippon.com. Photo de titre : © Okujira-sama Project Team)