Le « pèlerinage en terre sainte », ou la ruée des fans sur les lieux célèbres des animes
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2016 a été l’année de très gros succès de films d’anime. Your Name [en France en décembre 2016], bien sûr, mais aussi A silent voice [d’après le manga de Ôima Yoshitoki, en français chez Ki-oon, 2015] et Dans un recoin de ce monde [de Katabuchi Sunao, qui sortira en France en septembre 2017]. La tendance continue, et depuis le début de l’année 2017, Sword Art Online [adapté du light novel de Kawahara Reki, en français chez Ofelbe, le film sortira en France en mai 2017] marche également très fort.
Anime seichi junrei, le « pèlerinage en terre sainte de l’anime » : cette expression nouvelle désigne le fait de se rendre sur les lieux réels dont se sont inspirés les animes. Elle a été élue parmi les dix expressions marquantes de l’année 2016 (Les mots de l’année 2016) et continue de faire parler, au titre d’un véritable phénomène social. On compterait 5 000 lieux représentés pars les animes. Toutefois, environ 700 d’entre eux sont réellement attractifs. L’expression « pèlerinage en terre sainte » a été choisie car l’attitude passionnée des fans pour leurs œuvres fétiches rappelait la dévotion des croyants.
Les paysages réels dans les décors d’anime
L’une des raisons à l’origine de l’intérêt pour ces « lieux saints » est l’extraordinaire passion du détail, aussi bien pour le scénario que pour le graphisme des animes d’aujourd’hui. En particulier, plus de la moitié d’entre eux se déroulent maintenant dans des lieux inspirés de lieux réels.
L’histoire du dessin animé japonais a aujourd’hui cent ans. Il s’est grandement développé après-guerre. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années cependant, il n’était destiné qu’à un public d’enfants. Or, à partir du milieu des années 90, l’anime est devenu un média plutôt tourné vers les jeunes adultes d’une vingtaine d’années. Dans les années 2000, les diffusions de l’anime en pleine nuit, à l’heure où seuls les adultes regardent la télé, se sont rapidement multipliées, entraînant une croissance de la production : elle dépasse de nos jours les 150 titres par an.
Les spectateurs sont de plus en plus exigeants, ce qui assure le maintien d’un haut niveau de qualité alors même que la production est devenue quantitativement importante. L’anime actuel fait montre d’une précision de plus en plus fine, tant au niveau de la conception des personnages que du contenu des récits, de la mise en scène, des dialogues et du graphisme. Par voie de conséquence, l’augmentation du nombre de spectateurs amplifie le désir des fans d’aller faire leur « pèlerinage » sur les lieux réels.
Les autorités locales en profitent pour relancer l’activité en région
Où le phénomène a-t-il commencé ? Plusieurs théories sont en concurrence. Il semble néanmoins à peu près acquis qu’un flux continu de fans a commencé à se succéder autour du lac Kisaki, à Ômachi, dans la préfecture de Nagano, modèle de la série Onegai Teacher, diffusée en 2002. À cette époque, les fans se débrouillaient seuls pour atteindre le site. Aucun service proposé par les autorités locales ou les commerçants des environs n’était mis à leur disposition.
À partir du moment où les pèlerinages sur les lieux saints de l’anime ont commencé à attirer l’attention des médias, le premier lieu à s’engager dans un service d’accueil des fans fut la galerie commerciale situé à proximité du sanctuaire Washinomiya, à Kuki, dans la préfecture de Saitama. Elle avait servi de modèle à la série LuckyStar, diffusée en 2007 [inédit en France]. Les fans affluèrent dans le quartier dès le début de la diffusion, et le sanctuaire connut une hausse importante du nombre de ses visiteurs. Au premier abord, la galerie commerciale fut un peu déboussolée, mais elle changea vite son fusil d’épaule et accueillit ces visiteurs avec de nouveaux services directement ciblés à leur intention.
Les principaux « lieux saints » liés à des animes sont répertoriés dans le tableau ci-dessous.
Les lieux saints pérennes de l’anime japonais
Lieu de pèlerinage | Titre | L’année de diffusion |
---|---|---|
Toyosato-chô (préfecture de Shiga) et la rue Sanjô-dôri (Kyoto) | K-on ! [manga disponible en français chez Kazé] | 2009, 2010 |
Tachikawa (Tokyo) | Toaru kagakuno chôdenjihô (Un canon électrique scientifique à supraconducteurs) | 2010, 2013 |
Takehara (préfecture de Hiroshima) | Tamayura | 2011, 2013 |
Kanazawa et Nakajima (ville de Nanao, préfecture d’Ishikawa) | Hanasaku Iroha | 2011 |
Chichibu (préfecture de Saitama) | Ano hi mita hana no namae wo bokutachi wa mada shiranai (Nous ne connaissons même pas le nom de cette fleur) | 2011 |
Takayama (préfecture de Gifu) | Hyôka (Suçons glacés) | 2012 |
Ôarai (préfecture d’Ibaraki) | Girls und Panzer | 2012, 2013 |
Sanctuaire Kanda-myôjin (Tokyo) | Love Live! | 2013, 2014 |
Jusque-là, le phénomène ne concernait que des jeunes fans d’animes. Mais depuis la sortie de Your Name, deuxième plus gros succès de tous les temps pour un anime japonais, le quartier de Furukawa, dans la ville de Hida, préfecture de Gifu, ainsi que le lac Suwa, dans la préfecture de Nagano, qui ont servi de modèle pour certains lieux du film, reçoivent la visite de nombreux touristes n’ayant rien des fans d’animes typiques. Les pèlerinages ont pris une ampleur telle que des éditeurs comme Kadokawa ont fondé en septembre 2016 une « Association pour le Tourisme autour de l’anime ». Cet organisme est en train d’effectuer une enquête sur Internet afin de créer un réseau de « 88 lieux saints » de l’anime japonais.
Ces pèlerinages peuvent de même contribuer à redynamiser l’économie régionale dans des zones rurales durement touchées par le dépeuplement. Depuis 2012, et de plus en plus souvent, les autorités locales sont parties prenantes dès les phases préliminaires de la production d’animes, pour profiter au maximum des éventuelles retombées.
Quand un festival de pure fiction dans une ville thermale devient réalité
Trois titres méritent une attention particulière : Hanasaku Iroha, qui se déroule dans la préfecture d’Ishikawa, où j’habite actuellement. Hyôka, prenant place à Takayama (préfecture de Gifu). Cette ville s’est fait une excellente publicité en éditant un plan mentionnant des « lieux saints » de l’anime. Enfin, Girls und Panzer, qui a fait découvrir Ôarai, dans la préfecture d’Ibaraki, avec un succès inégalé.
Hanasaku Iroha est un anime original, non adapté d’un manga. Le lieu principal de l’action a été créé sur le modèle d’une auberge traditionnelle qui avait autrefois existé dans le quartier des sources thermales de Yuwaku onsen, à Kanazawa, dans la préfecture d’Ishikawa. L’histoire raconte les relations entre les employés de l’auberge et la petite fille de la propriétaire, une lycéenne venue de Tokyo pour y apprendre à travailler.
Cet anime a une particularité assez étonnante. En effet, il se déroule dans une ville thermale fictive, où l’on découvre une fête votive fictive appelée Bonbori matsuri. Mais cette fête virtuelle est devenue à son tour réalité ! Dans un premier temps en octobre 2011, elle a été organisée à l’occasion de la diffusion de l’anime à la télé, et devenue un événement annuel depuis lors. La sixième édition s’est déroulée en 2016. Sur place, on s’efforce désormais de faire de cette fête, non pas une manifestation éphémère, mais une tradition pérenne de la localité.
Une fête de quartier qui apparaît à partir d’un anime, c’est une première mondiale. Les fans sont également très nombreux à visiter la gare de Nishigishi, à Nanao, dans la même préfecture, aussi présente dans l’œuvre. Un wagon aux couleurs des personnages de Hanasaku Iroha dessert la gare sur la ligne du Chemin de fer de Noto. On voit aujourd’hui de nombreux fans, smartphone en main, filmer leur visite de la gare, pourtant typique des villes qui ont souffert d’un exode rural massif.
Plus de 10 millions d'exemplaires du « plan du pèlerinage »
Hyôka, « Suçons glacés », est l’adaptation en dessin animé de Koten-bu (le Club de littérature ancienne), la série de polars de Yonezawa Honobu. L’histoire en est extrêmement simple : un groupe de lycéens résolvent les petits mystères de la vie quotidienne. Les paysages de la ville de Takayama, où a vécu l’auteur quand il était lycéen, sont empreints de réalisme et de vérité. Par conséquent, de nombreux fans, complètement sous le charme de l’anime, y viennent maintenant en pèlerinage. La municipalité a fait éditer un « plan du pèlerinage » : un énorme succès réimprimé à plus de dix millions d’exemplaires. Il suffit de marcher dans les rues de la ville pour croiser des jeunes en pleine visite des « lieux saints » de l’anime, le fameux plan en main. Il est possible de trouver des produits Hyôka à Marutto Plazza, la boutique antenne. De nombreux fans tiennent aussi à passer quelques temps dans le sanctuaire shinto, les cafés et salons de thé apparaissant dans l’animé.
Girls und Panzer raconte l’histoire de plusieurs lycéennes qui apprennent à devenir adultes à travers compétitions et rivalités sur des chars de combat... un monde virtuel très spécial. La ville d’Ôarai, dans la préfecture d’Ibaraki, qui a servi de modèle pour les lieux de l’anime, est particulièrement visitée. Cette ville étant voisine de Mito, chef-lieu de la préfecture, à la périphérie de la mégalopole de Tokyo, il est plutôt facile d’y accéder. Les commerces de la galerie commerçante ont installé des panneaux représentant les personnages de l'anime pour accueillir les fans. Il n’est d’ailleurs pas rare de les voir porter un certain intérêt pour la ville elle-même. Le sanctuaire local Ôarai-Isosaki propose des ita-ema(*1), et la plupart des fans ne manquent pas d’accrocher la leur, illustré d’un dessin des personnages, le plus souvent d’un très haut niveau technique.
(*1) ^ Les ema sont de petites plaquettes de bois sur lesquelles l’on écrit ses souhaits, et que l’on accroche dans un sanctuaire afin de les exaucer. Les jeunes ont inventé le mot ita-ema, littéralement « ema qui fait de la peine (aux yeux des autres) », pour les planchettes sur lesquelles ils dessinent un personnage de leur anime favori. En effet, leur passion pour un anime prend parfois des proportions tellement extrêmes que les autres en ressentent de la peine. Les panneaux pour accrocher les ema dans les sanctuaires shinto à proximité des « lieux saints » en sont souvent couverts.
Un million de « pèlerins » par an
Selon certaines estimations, les pèlerins des lieux saints de l’anime sont de plus en plus nombreux chaque année, et dépasseraient aujourd’hui le million. On peut gager que ce nombre va encore augmenter à la faveur du phénomène Your Name. Dans le moindre café, chaque mairie ou gare de chacun de ces « lieux saints », un « cahier de pèlerinage » est mis à la disposition des visiteurs. La consultation de ces cahiers suffit à montrer la grande diversité des fans. Si certains ont fait le déplacement depuis différentes parties du pays, d’autres sont des touristes venant de l’étranger. D’Asie, bien entendu (Taïwan arrive en tête, mais également Hong-Kong, Corée du Sud, Chine, Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie), et des pays occidentaux (France et États-Unis en particulier).
Toutefois, il ne suffit pas de le vouloir pour devenir un « lieu saint ». Certes la promotion apportée à une région par un anime est en passe de devenir un élément de base du développement régional, car les collectivités locales ou les syndicats de commerçants d’une zone particulière font appel aux producteurs pour qu’un film d’anime se déroule dans leur région. Mais les élus sont évidemment très peu nombreux. En premier lieu, les professionnels de l’anime ont des goûts particuliers, une appétence esthétique propre pour une certaine qualité d’endroits, et ne sont pas prêts à écouter toutes les doléances locales. En admettant qu’une localité soit choisie pour figurer dans les décors d’un anime, il ne génèrera pas de fans suffisamment passionnés pour faire le déplacement avant d’atteindre un succès conséquent. En outre, pour espérer un quelconque effet sur le développement local, le plus grand défi serait de transformer ces fans en visiteurs réguliers, en leur offrant de nouvelles motivations pour revenir.
Il convient donc de faire des réserves . Mais il est clair que le phénomène des pèlerinages sur les « lieux saints » de l’anime symbolise la vitalité de la culture pop actuelle au Japon, dont on peut attendre des effets intéressants.
(D’après un article en japonais du 6 avril 2017. Photos : Sakai Tohru)