La peine de mort au Japon : un système invisible
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Choisir « qui doit mourir » et « qui doit vivre »
Le meurtre en juillet de l’année dernière de dix-neuf personnes handicapées dans une institution de Sagamihara a profondément choqué la société japonaise. Quelques mois avant de commettre son crime, le meurtrier avait écrit une lettre adressée au président de la Chambre des représentants, dans laquelle il expliquait que « tuer les handicapés équivaut à la meilleure façon de les libérer de leur malheur » et que cela contribuerait à « la paix au Japon et dans le monde ». Ces propos qui paraissaient relever de l’eugénisme ont provoqué la colère des gens qui estiment que toute vie mérite d’être vécue et que personne n’a le droit de choisir qui doit vivre et qui doit mourir.
Selon eux, la vie est sacrée, il n’existe pas de hiérarchie en ce domaine, et personne n’a le droit de choisir qui mérite de la garder. Je suis absolument d’accord avec ce point de vue. Mais je me dois de vous faire remarquer une chose à ce sujet : le Japon veut-il ignorer qu’il a un système qui à certains égards se rapproche de l’eugénisme ? Un système qui permet de choisir qui a le droit de vivre ? Oui, je fais référence à la peine de mort.
La peine de mort met fin à la vie d’une personne dont un juge a déterminé qu’elle n’avait ni sens ni valeur. Et 80 % des Japonais soutiennent ce système.
L’important ici n’est pas l’existence de ce système, mais le fait que la plupart des Japonais refusent de voir sa réalité. Personne ici n’ignore que la peine de mort existe. Mais personne n’y réfléchit. Personne ne se demande comment les condamnés à mort sont exécutés, ne s’interroge sur ce qu’ils pensent au moment ultime, ne se pose de questions sur leurs conditions de vie en attendant leur exécution ou sur le sens même de la peine de mort.
Dialogues avec des condamnés à mort
Autrefois, j’étais comme la plupart des Japonais, la peine de mort ne m’intéressait pas particulièrement. Quelqu’un qui avait commis un crime grave, un assassinat par exemple, était ensuite puni par la mort. Cela me semblait aller de soi, puisque cette personne avait tué une autre personne.
J’ai commencé à avoir des doutes lorsque je préparais mes documentaires sur la secte Aum. Cela m’a amené à rencontrer les six cadres de la secte qui ont été condamnés à mort dans les maisons d’arrêt où ils sont détenus. J’ai réalisé que ces personnes avec qui je parlais seraient bientôt tuées.
Nous mourrons tous un jour. D’accident, de maladie, de vieillesse. Mais eux ne mourraient ni d’accident ni de maladie. Ils seraient mis à mort. En toute légalité.
Ils regrettaient les erreurs qu’ils avaient commises, et leur fanatisme religieux. Plusieurs d’entre eux m’ont dit en pleurant trouver normale l’idée qu’ils allaient être exécutés quand ils pensaient à ce que devaient ressentir les familles de leurs victimes. Je les ai rencontrés plusieurs fois, nous avons aussi correspondu par lettre, et il nous est aussi arrivé de rire et de plaisanter ensemble. Parfois, la manière dont j’interprétais les détails de ce qui s’était passé les mettait en colère. J’avais en face de moi des hommes normaux. Peut-être devrais-je même dire qu’à certains égards, c’était des hommes d’une gentillesse et d’une pureté de cœur supérieures à la normale. D’où la confusion que j’éprouvais. « Un homme ne doit pas tuer un autre homme. Ils n’ont pas respecté cette loi. Et c’est pour cette raison qu’ils vont être tués en toute légalité. » Le sens de cette logique m’échappait. Pourquoi fallait-il les tuer ? Pourquoi notre société trouvait-elle cela normal ?
Ma conclusion : aucun fondement logique
J’ai ensuite commencé à enquêter sur la peine de mort. J’ai rencontré beaucoup de gens, j’ai longuement réfléchi, je me suis posé de nombreuses questions, et j’ai écrit un livre pour parler des deux ans que j’ai consacré à cette réflexion, à ces tâtonnements.
Je suis arrivé à la conclusion que quasiment aucune cohérence logique ne justifie le maintien de la peine de mort. Beaucoup de Japonais la justifient en affirmant qu’elle a un effet dissuasif. Si c’était le cas, il y aurait eu un regain de criminalité dans les deux tiers des pays du monde qui l’ont abolie, mais presque aucune statistique ne le montre. Que la peine de mort n’ait pas de fonction dissuasive en matière de criminalité est aujourd’hui considéré comme une évidence en sociologie.
La plupart des partisans de son abolition soulignent le risque d’erreur judiciaire, ce à quoi les partisans de son maintien répondent que ce risque ne se limite pas à la peine de mort. Dans leur logique, puisqu’une erreur judiciaire peut exister chaque fois que quelqu’un est condamné, abolir la peine de mort pour cette raison reviendrait à nier la notion de châtiment elle-même.
Mais mettre sur le même plan les peines de privation de liberté et la peine de mort est une erreur. De plus, il est évident que le principe « œil pour œil, dent pour dent » ne fait pas partie de l’esprit de la loi depuis les temps modernes. La peine de mort ne réaffirme-t-elle pas pourtant ce principe ? Le risque d’erreur judiciaire a dans ce cas une toute autre portée que pour les autres peines, puisqu’il est impossible de revenir arrière.
Et les sentiments des familles des victimes ?
L’argument sur laquelle se basent de nombreux partisans de la peine de mort n’a finalement rien à voir avec la logique, puisqu’il s’agit des sentiments des familles des victimes. Il se trouve qu’à chaque fois qu’un fait divers sordide fait les gros titres, les média parlent beaucoup de la haine et de la rancœur des familles des victimes. Beaucoup de gens exposés à ces informations se disent qu’ils ressentiraient les mêmes choses si ce genre de drame leur arrivait, et estiment alors que la peine de mort est indispensable pour cette raison. Il va sans dire que les familles qui ont été confrontées à une violence injustifiable doivent être assistées autant que possible, sur de nombreux plans, notamment psychologique et matériel. Aider les victimes n’est cependant pas l’équivalent de se venger sur l’assassin. Si l’on estime que privilégier la logique en gardant la tête froide est une preuve de maturité, on peut dire que le Japon ne l’a pas encore atteint.
Lorsque je présente ces arguments, on m’oppose souvent la question suivante : « diriez-vous la même chose si c’était votre enfant qui avait été tué ? » J’y réponds toujours en commençant par dire qu’il m’est impossible de m’imaginer précisément ce que je ferais dans ce cas, et j’ajoute qu’il est fort probable que mon envie de le tuer moi-même serait sans doute plus fort que mon désir de le voir condamné à mort. Ma réponse embarrasse souvent mes interlocuteurs. Ils se mettent parfois en colère et m’accusent de faire deux poids, deux mesures. Ce à quoi je rétorque : « deux poids, deux mesures, quoi de plus naturel ? Parce que je mets dans la position de quelqu’un qui vient d’apprendre que son enfant a été assassiné. »
Il est important d’imaginer ce que ressentent les victimes et leurs familles. Mais il est tout aussi important de se rendre compte des limites que cela pose : dans la mesure où l’on n’est pas directement concerné, il est impossible de ressentir la même chose que ceux qui le sont. La plupart des familles de victimes que j’ai rencontrées désiraient que les assassins soient sévèrement punis, mais se reprochaient aussi de ne pas avoir empêché ce qui s’était produit – ils s’en voulaient de ne pas avoir empêché leur enfant de sortir, ou de ne pas avoir fait assez attention à lui. Ils souffraient l’enfer. Mais la plupart des partisans de la peine de mort ne partagent pas ce genre de pensées avec eux. Un désir superficiel de vengeance est la seule chose qu’ils sont prêts à avoir en commun. Cela ne les empêche pas de clamer qu’on ne doit pas oublier les sentiments de ces familles.
En réalité, la majorité des assassinats commis au Japon sont des crimes familiaux : les victimes appartiennent souvent à la même famille que les assassins. Dans ce cas-là, les familles ne hurlent pas leur douleur, et les médias n’en font pas non plus grand cas. Plus de la moitié de ces drames deviennent ainsi invisibles. Personne n’imagine l’existence de ces familles de victimes.
Si l’on admet que les sentiments des familles des victimes constituent une raison importante pour le maintien de la peine de mort, faudrait-il alléger la peine de l’assassin d’une personne sans famille ? C’est fort mal raisonné, vous l’admettrez. Et pourtant, il existe bien des verdicts de ce type. Si l’on agissait ainsi, le principe essentiel du droit moderne, « pas de crimes, pas de punition sans loi », s’effondrerait. Les sentiments l’emporteraient sur la logique, et il n’y aurait plus aucune cohérence dans la justice. Plus de 80 % des Japonais ne s’en rendent pas compte ou ils choisissent de détourner le regard. Telle est la réalité de la peine de mort au Japon aujourd’hui.
Le cas de la France
Le Japon constituerait, selon certains, le pays au monde où naissent le plus facilement les best-sellers et les modes. Autrement dit, l’unanimisme est une tendance forte. Les Japonais sont aussi enclins à obéir à ce qui a été décidé par le pouvoir. Cet aspect du caractère national n’est certainement pas sans rapport avec le maintien de la peine de mort.
La France est l’un des derniers pays d’Europe à avoir aboli la peine de mort. L’opinion publique était d’ailleurs favorable à son maintien, mais le pouvoir politique l’a quand même abolie, et par la suite les Français ont changé d’opinion. Ils ont pu constater que la situation sécuritaire ne s’est pas détériorée après son abolition. De nombreux autres pays l’ont abolie en procédant de la même manière, en faisant passer la logique avant l’émotion. Mais au Japon, cela paraît difficile, parce que de nombreux parlementaires craignent de ne pas être réélu s’ils se déclaraient partisans de son abolition.
Les principes de l’économie de marché sont très importants au Japon. La couverture médiatique le montre bien. Les médias choisissent les informations les plus susceptibles de plaire au public, ou les transforment pour qu’elles le soient. Dans le cas d’un meurtre, ils insistent sur la colère et le chagrin des familles des victimes, parce que cela garantit un taux d’audience et des ventes élevés. Leur priorité est de faire en sorte que les informations soient faciles à comprendre. Elles laissent de côté les logiques complexes qui selon eux n’intéressent qu’une minorité, et permettent à la majorité de continuer à se laisser aller à l’émotion. La peine de mort paraît ainsi « juste ».
Partage des informations et place au débat
Il est à noter qu’au Japon, le public dispose de très peu d’informations sur la peine de mort. Les États-Unis font également partie des rares pays avancés où elle existe encore, mais les deux pays sont très différents à cet égard. Aux États-Unis, le public est informé des exécutions. De nombreux États reconnaissent le droit d’y assister non seulement aux familles des condamnés et à celles de leurs victimes mais aussi aux médias. Le public y est exposé, il y réfléchit. Cela a conduit un nombre croissant d’États à déclarer des moratoires sur la peine de mort. Au Japon, il est exclu que quelqu’un assiste à une exécution. Aucune possibilité par conséquent de s’interroger sur ce système.
Cela explique aussi pourquoi les exécutions continuent à se faire au Japon par pendaison, une méthode adoptée par une loi de 1873. Personne ne s’intéresse au fait que la plupart des condamnés qui sont pendus ne meurent pas immédiatement et souffrent pendant plusieurs minutes. Aux États-Unis, les méthodes d’exécution ont évolué avec le temps. Il y a d’abord eu la pendaison, puis la chaise électrique et aujourd’hui, les injections létales. La publication des informations à ce sujet et les débats au sein de l’opinion publique font que ce pays oscille maintenant entre le maintien et l’abolition.
Au Japon, les médias devraient exiger du ministère de la Justice la publication d’informations, mais étant donné que les Japonais ne les demandent pas, les médias n’ont aucune raison de le faire. Et pour l’instant rien ne bouge.
Commençons par partager les informations sur la peine de mort, et passons ensuite aux discussions sur le sujet. Discutons pour comprendre si la peine de mort est vraiment nécessaire, pour identifier les risques que présenterait son abolition, pour savoir ce que ressentent les condamnés à mort, ou encore pour vérifier si le système actuel ne produit aucun effet négatif. Si le Japon décidait de maintenir la peine de mort sur la base de tels débats, je n’aurais plus rien à dire. Mais tant que ce ne sera pas le cas, je continuerai à clamer que le système de la peine de mort dans notre pays est bancal, et qu’elle est appliquée hors de notre champ de vision.
(Photo de titre : ministère de la Justice/Reuters/Aflo. La pièce du lieu d’exécution qui se trouve au sein de la maison d’arrêt de Tokyo. Les exécutants appuient sur les touches et le sol se dérobe sous le poids du condamné qui est alors pendu. Il y a trois touches, afin que les exécutants ne puissent pas savoir lequel d’entre eux a entraîné la mort du condamné.)