Prix Ig Nobel : pourquoi le Japon l'a remporté pour la dixième année consécutive
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Les mycétozoaires sont capables de trouver le plus court chemin d’un labyrinthe
« Est-il vrai que marcher sur une peau de banane fait glisser ? »
« Est-il possible d’extraire de l’arôme de vanille d’une bouse de vache ? »
Le prix Ig Nobel est attribué à des études amusantes comme celles-ci. Depuis sa création par une maison d'édition américaine en 1991, comme une parodie du prix Nobel, dix recherches sont sélectionnées chaque année selon des critères qui visent à « faire rire et réflechir à la fois ».
Il se trouve que les chercheurs japonais ont été primés 19 fois en 26 éditions. Et tout particulièrement pour dix années consécutives depuis 2007. Les deux questions mentionnées ci-dessus ont permis aux chercheurs japonais de remporter le prix. D’où viennent ces idées originales ? Pour le comprendre, nous sommes partis explorer le passé de l’Ig Nobel.
Les recherches du professeur Nakagaki Toshiyuki et ses collaborateurs de l’Université d’Hokkaidô, lauréat du prix en 2008, catégorie Sciences cognitives, portaient sur les mycétozoaires. Il s’agit d’un être vivant gélatineux semblant n’avoir aucune faculté spécifique. Mais l’équipe du Pr Nakagaki a démontré qu’une espèce de mycétozoaires, appelée polycephalum physarum, était capable de trouver le plus court chemin dans un labyrinthe. Qu’un être vivant aussi simple qu’un mycétozoaire soit capable d’une telle prouesse…il y a de quoi tomber des nues. D’ailleurs, l’idée même d’effectuer une recherche scientifique sur ce thème est extraordinaire. Mais comment ces mycétozoaires peuvent-ils trouver le chemin le plus court ?
Les mycétozoaires sont des êtres qui se déplacent lentement vers leur nourriture. D’autre part, afin de relier tous les aliments dispersés en plusieurs endroits, les mycétozoaires forment des structures tubulaires similaires à des vaisseaux sanguins. Un liquide épais appelé « plasma » s’écoule à l’intérieur de ces structures tubulaires, de façon à transporter la nourriture à toute la colonie, comme du sang apporte les substances nutritives aux organes. C’est cette structure tubulaire qui constitue la réponse au problème du labyrinthe.
Regardons la situation en détail. Dans un premier temps, on dépose de la nourriture de façon à ce que les mycétozoaires occupent la totalité du labyrinthe. Lorsque ces derniers se sont bien répandus, on place de la nourriture en deux seuls endroits, A et B. Ce faisant, la colonie ne conserve et renforce sa structure tubulaire qu’entre ces deux points, en suivant le chemin le plus court, et se résorbe dans toutes les autres zones du labyrinthe. La description du phénomène par le Pr Nakagaki et ses collaborateurs, à l’aide de leur savoir mathématique et biologique ouvre une nouvelle discipline scientifique.
Des recherches pour faire taire les bavards
Voici un autre exemple de recherche couronnée par l’lg Nobel.
En 2012, un groupe conduit par Kurihara Kazutaka de l'Institut national de technologie et de science industrielle avancée a reçu le prix dans la catégorie Acoustique, pour avoir mis au point un dispositif qui fait taire les bavards sans violence. Il vous est certainement arrivé d’avoir envie de faire taire quelqu’un, que ce soit votre collègue et son trop long discours dans une réunion, ou un bavard dans un lieu silencieux comme une bibliothèque. Mais vous n’avez jamais osé lui faire la réflexion, de peur de créer des problèmes.
L’équipe de M. Kurihara a remarqué que cette situation courante n’avait jamais été étudiée de manière scientifique. Le Speech-jamer (littéralement « le perturbateur de discours ») est un dispositif composé d’un microphone et d’un haut-parleur. Vous tournez l’appareil vers la personne que vous souhaitez réduire au silence. Sa voix est captée par le microphone, et lui est restituée par le haut-parleur avec un léger retard. La personne se trouve alors gênée par sa propre voix, et finit par se taire. Tel est le principe.
Le mécanisme, connu depuis bien longtemps, est appelé « rétroaction auditive retardée ». M. Kurihara explique qu’il a voulu trouver un moyen pacifique de faire cesser une nuisance quotidienne.
Ne pas être intelligent est mère de l’invention
Les deux exemples précédents illustrent la façon dont le prix Ig Nobel a mis en valeur deux idées novatrices, jamais imaginées par le passé. Comment ces idées naissent-elles ? Difficile de résumer le processus en une phrase, mais si l’on retourne 80 ans en arrière, un chercheur japonais de l’époque nous donne un élément de réponse.
Le physicien Terada Torahiko (1878-1935) est connu pour ses recherches sur la cristallographie aux rayons X, à la pointe de la science à cette période. Il était également connu pour observer la vie courante d’un point de vue scientifique, domaine pour lequel ses ouvrages sont encore lus aujourd’hui, 80 ans plus tard.
Dans l’un de ses essais de 1933, Kagakusha to atama (Le scientifique et l’intelligence), il déclare :
« "Pour devenir un scientifique, il faut être intelligent", dit-on en général. Cela semble vrai, dans un sens. Mais la proposition contraire : "pour devenir un scientifique, il faut être sans intelligence" n’est pas moins vraie(*1). »
De façon générale, on pense qu’un scientifique devrait être doté d’une grande lucidité. Car la capacité d’analyser clairement les choses est nécessaire pour déchiffrer avec précision la complexité et l’intrication des phénomènes naturels. Que signifiaient alors les propos de Terada Torahiko sur les scientifiques dénués d’intelligence ? Voici son explication :
« Une personne intelligente est comme le voyageur qui marche vite. Elle peut arriver à destination avant les autres, mais elle risque aussi de ne pas apercevoir des choses importantes sur le bord du chemin, ou bien rater un détour plus intéressant, dont profiteront plutôt les marcheurs moins rapides. »
Les deux études primées par le prix Ig Nobel et présentées à titre d'exemple s’appliquent parfaitement à cette description. C’est parce qu’ils ont remarqué des phénomènes qui n’avaient pas attiré l’attention des autres que de nouvelles découvertes ou de nouvelles inventions ont été possibles. De telles recherches sont-elles nécessairement sans importance ? Rien n’est moins sûr, affirme Terada Torahiko.
« Un scientifique intelligent aura tendance à ne pas perdre son temps à creuser un sujet de recherche, même si l’idée lui en est venue, s’il anticipe un résultat de faible valeur. En revanche, le scientifique sans intelligence, incapable d’estimer le profit à en tirer, se plongera à fond dans sa recherche. Au cours du processus, il pourra éventuellement tomber sur une découverte plus importante que prévue. En vérité, les personnes intelligentes ont tendance à surestimer le pouvoir de l’intelligence, et à négliger l’infinité des voies de la nature. Il n’est pas rare non plus qu’un résultat considéré comme sans valeur ne soit reconnu que dix, voire cent ans plus tard. »
(*1) ^ Tous les extraits cités proviennent de : Terada Torahiko, Kagakusha to atama, éd. Heibonsha).
La possibilité de nouvelles découvertes
Il est courant qu’un domaine de recherche, considéré comme insignifiant au premier abord, finisse par bourgeonner puis fleurir dans le long terme. Il se trouve que les deux exemples de recherche cités ci-dessus sont encore aujourd’hui en plein développement.
Le professeur Nakagaki, qui a démontré que les mycétozoaires pouvaient trouver le chemin le plus court dans un labyrinthe, a pensé à appliquer sa découverte à un système de planification urbaine, en particulier pour les voies de chemin de fer et les routes. En effet, les réseaux créés par les mycétozoaires pour relier les sources de nourriture sont similaires aux réseaux ferrés reliant les villes. Pour le démontrer, il a fabriqué en gélatine une carte de la région de Tokyo, sur laquelle il a fait se développer une colonie de mycétozoaires en plaçant des sources de nourriture aux endroits correspondants aux grandes villes autour de la capitale. Pour un résultat très fidèle à la véritable carte des chemins de fer. Grâce à une modélisation mathématique adéquate, le Pr Nakagaki et ses collaborateurs pensent être en mesure de développer une nouvelle méthode de simulation, ce qui leur a valu de recevoir un second prix Ig Nobel en 2010 (dans la catégorie Planification des transports).
M. Kurihara, le concepteur du Speech-jamer, a fondé en 2014 un « Groupe d’étude sur les comportements passifs » afin de développer des technologies destinées aux gens ayant du mal à interagir positivement avec autrui. Pour réduire quelque peu la charge psychologique (due à une fatigue propre aux échanges sur les réseaux sociaux, par exemple), il a développé Shyhack, qui change entièrement les perspectives. Son groupe développe également un « Party design system », destiné aux gens accordant trop d’importance au regard des autres, à partir de nouvelles techniques basées sur l’humour.
Rien n’indique que les lauréats du prix Ig Nobel aient été directement inspirés par la théorie de Terada Torahiko. Néanmoins, c’est indéniablement la grande liberté accordée à la recherche, symbolisée par ce rapport du savant avec l’intelligence, qui rend les scientifiques japonais aussi imaginatifs. Quelles nouvelles découvertes ces personnages « sans intelligence » nous préparent-ils ? Nous avons hâte de le savoir !
(D’après un original en japonais du 22 février 2017. Photo de titre : Higashiyama Atsuki, professeur à l'Université Ritsumeikan, prix Ig Nobel 2016 pour « L’effet de regarder entre les jambes ». Le Japon remporte le prix Ig Nobel pour la dixième année de suite. AP/Aflo)