Le Japon et le prochain président des États-Unis : penser l’impensable
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Les jeux sont faits pour les deux gagnants des primaires de l’élection présidentielle aux États-Unis, mais bien des questions subsistent quant aux causes de la situation actuelle et au processus qui y a conduit. Au Japon et ailleurs, ce problème reste une source de perplexité et d’embarras.
D’un côté, le magnat de l’immobilier Donald Trump s’est pratiquement octroyé l’investiture à l’issue d’une bataille chaotique et sans merci au sein du Parti républicain. En cours de route, le fougueux millionnaire a jeté aux orties le manuel du bon comportement politique et brisé tabou sur tabou. Le « Grand Old Party » pourrait sortir de cette affaire tellement changé qu’il en serait méconnaissable.
De l’autre côté, au Parti démocrate, la course pour l’investiture s’oriente vers l’issue la plus communément anticipée, à savoir l’investiture de l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton. Ceci dit, le sénateur du Vermont Bernie Sanders lui oppose une farouche résistance et, dans le combat pour emporter la victoire, Mme Clinton s’est vue contrainte de se positionner de plus en plus à gauche. De concert avec son époux, l’ancien président Bill Clinton, Hillary Clinton a contribué à orienter le Parti démocrate vers le centre, en s’appuyant sur un programme de réformes, dites de la « troisième voie », qui constitue le noyau de l’héritage Clinton. Il semble maintenant qu’un virage à gauche, inspiré par la base de son parti, a éloigné Hillary du courant dominant de celui-ci.
Bill Clinton lui-même, l’incarnation du professionnel des campagnes électorales qui sait plaire aux foules, fait triste mine sur son estrade. Alors que les partisans de Bernie Sanders sont soudés derrière lui, les Clinton doivent se battre pour susciter l’enthousiasme au sein d’un parti qui a radicalement changé depuis les années 1990 et les beaux jours du centrisme.
Regarder dérailler un train
La campagne électorale commencera réellement quand les deux partis auront officiellement désigné leur candidat à l’issue des conventions nationales de cet été, et beaucoup anticipent la course à la présidence la plus horrible de l’histoire récente des États-Unis. Plus de la moitié des électeurs ont une vision négative des deux candidats, dont chacun semble enclin à exploiter l’impopularité de l’autre, ce qui laisse présager une élection axée davantage sur la personnalité que sur la politique.
Derrière cet aspect spectaculaire se cache toutefois une évolution des sentiments des électeurs qui pourrait avoir des répercussions importantes sur les relations des États-Unis avec le reste du monde, et notamment l’Asie de l’Est.
À l’approche de toutes les élections présidentielles américaines, les observateurs japonais des États-Unis semblent sortir du bois, et je fais partie du lot. Soudain, nous sommes partout, en train de suivre de près les événements et d’en faire le récit au Japon, où ils deviennent un sujet courant de conversation.
Les politiciens américains ne sont pas les seuls à se montrer très affairés une fois tous les quatre ans. Les membres des médias internationaux qui couvrent les élections présidentielles américaines relèvent souvent la grande visibilité (numériquement parlant) de la présence des journalistes japonais. Mais le niveau d’intérêt suscité par l’élection de cette année dépasse de loin tout ce que j’ai vu jusqu’ici.
Et il ne faut pas oublier que les Japonais avaient suivi passionnément l’élection de 2008. Ils semblaient considérer l’essor de Barack Obama (devenu à l’issue du scrutin le premier président afro-américain des États-Unis) comme emblématique des grandes choses que ce pays était toujours capable d’accomplir. Leur attitude en ce qui concerne l’élection de 2016, qui met sous les feux de la rampe l’essor de Donald Trump et du trumpisme, relève davantage de la fascination éprouvée à la vue d’un train qui déraille, en l’occurrence une Amérique qui s’apprête à saper tous ses ponts et à trancher ses liens avec le reste du monde.
Le dilemme d’Hillary Clinton
Vu du Japon, Il n’y a pas vraiment de comparaison possible entre Hillary Clinton et Donald Trump. Secrétaire d’État pendant le premier mandat d’Obama, Hillary Clinton a supervisé la politique de rééquilibrage en faveur de l’Asie, alors que Donald Trump n’a pas la moindre expérience de la politique étrangère et ne manifeste pratiquement aucun intérêt pour les affaires mondiales. Mais même avec Hillary Clinton, il existe des raisons de s’inquiéter sur le cours de la politique étrangère des États-Unis. Le parti démocrate dans son ensemble, qui est devenu très réservé en ce qui concerne l’engagement des États-Unis à l’étranger, se montre de plus en plus hostile aux accords de libre échange, et ce changement commence à avoir un impact dur la campagne d’Hillary Clinton.
Le centrisme libre-échangiste pour lequel les Clinton sont connus était le produit d’une époque où les idées conservatrices étaient en vogue, ce qui a incité le Parti démocrate à adopter des positions plus proches de la plateforme républicaine. Un phénomène similaire (mais inverse) s’est produit sous la présidence du républicain Dwight D. Eisenhower, qui a rapproché son parti des positions démocrates par égards pour la popularité des programmes du New Deal. Mais de même que le Parti républicain a basculé vers la droite en réaction à ces concessions, la base démocrate rejette aujourd’hui le centrisme clintonien pour opérer un retour à gauche. Comment le camp des Clinton va-t-il prendre ces vents qui le frappent de plein fouet ?
Les Japonais se sentent à l’aise avec Hillary Clinton parce qu’ils la connaissent, elle et son équipe d’élite de conseillers en politique étrangère. Mais on est en droit de se demander combien de temps elle pourra résister à la rébellion populaire qui gagne les rangs de son parti. On entend souvent dire qu’instinctivement elle est plus « faucon » qu’Obama, mais concrètement parlant, il est difficile de dire ce que cela signifie.
S’il y a toutefois une certitude en ce qui concerne Hillary Clinton, c’est qu’elle est profondément convaincue de l’importance vitale de la relation nippo-américaine pour les intérêts des États-Unis. Vu sa maîtrise tant vantée de la politique dans tous ses détails et son expérience de la politique étrangère – en tant que membre du Comité des services armés du Sénat et en tant que secrétaire d’État –, elle comprend parfaitement l’utilité de l’alliance bilatérale. En ce qui concerne la Chine également, il semble improbable qu’elle s’écarte beaucoup de la ligne de conduite adoptée pendant le second mandat d’Obama, à moins d’un important changement de cap du côté chinois.
La grande question qui se pose est celle de l’influence que le changement de climat au sein du Parti démocrate pourrait exercer sur les positions de base d’Hillary Clinton à l’égard du Japon et de l’Asie de l’Est. Quand elle était secrétaire d’État, elle a soutenu le Partenariat transpacifique, mais pendant les primaires elle a pris position contre cet accord commercial tel qu’il est en vigueur aujourd’hui. Certains observateurs japonais relativisent l’importance de ce revirement, en prévoyant qu’Hillary Clinton reviendra à son ancienne position si elle accède à la présidence, mais la perspective d’un tel « retour en arrière » n’est nullement une certitude. Toujours est-il que l’évolution de la position d’Hillary Clinton sur le TPP pendant et après l’élection générale mérite d’être surveillée de près en tant qu’elle constitue un baromètre de l’orientation politique d’une future administration Clinton.
La doctrine de Trump
S’il existe un élément imprévisible dans ces élections, c’est bien Trump. Ses rodomontades sur la politique intérieure l’ont rendu célèbre, mais il ne s’est pas privé non plus de tenir des propos choquants sur les relations des États-Unis avec d’autres pays, et le Japon a été une cible privilégiée. Trump a suggéré que le Japon devrait se doter de l’arme nucléaire, laissé planer la menace d’une rupture de l’alliance nippo-américaine et proposé l’instauration de droits de douane exorbitants sur les voitures japonaises (bien qu’elles soient en majorité fabriquées aux États-Unis par des ouvriers américains). Il n’y a pas si longtemps, les experts japonais se demandaient d’un air consterné si le Japon ferait ne serait-ce qu’une apparition dans la campagne pour l’élection présidentielle aux États-Unis. Voilà qui fait penser au dicton « prends garde aux vœux que tu formules ».
Aux États-Unis, les commentateurs ont qualifié Trump de « candidat post-politique », en référence à son absence presque totale d’idées politiques cohérentes. S’il fallait parcourir ses déclarations de politique étrangère pour y chercher un fil conducteur un tant soit peu cohérent, on ne trouverait que sa façon simpliste, basique, d’aborder les relations internationales en homme d’affaires, et le profond malaise que lui inspire tout ce qui sort de son ordinaire. Les questions qui exigent une vision panoramique, telles que la défense de l’ordre international et le maintien des normes mondiales, ne le concernent nullement. Peut-on pour autant tirer un trait là-dessus sous prétexte qu’il ne s’agit que d’élucubrations proférées par un homme totalement déconnecté de la réalité ?
L’élite de la politique étrangère à Washington considère que les déclarations de Trump ne méritent pas de faire l’objet d’une discussion sérieuse. Mais il est clair que ses idées entrent en résonnance avec une certaine couche de la société : les hommes blancs d’âge moyen qui vivent au cœur de l’Amérique et se sont trouvés privés d’emplois quand les usines pour lesquelles ils travaillaient sont parties au Mexique. Pour ces Américains-là, les propos sur le « libre échange » et les « normes internationales » appartiennent à un jargon dénué de sens, et l’engagement de l’Amérique envers ses alliés n’est rien d’autre qu’un fardeau financier.
Alarmés par l’inconséquence des idées de Trump, 100 experts américains de la politique étrangère on signé une lettre ouverte où ils déclaraient qu’ils refuseraient de travailler pour une administration Trump. On peut penser que c’est beaucoup, ou pas assez, selon le point de vue qu’on adopte. Toujours est-il que l’absence de visages familiers parmi les conseillers de Trump en politique étrangère constitue l’une des différences les plus évidentes entre son équipe et celle d’Hillary Clinton.
Matière à réflexion
La vérité, c’est que personne ne sait plus trop quoi penser de Trump. Est-il le héros d’une sorte de farce populiste surgie de cette ère de confusion et de chaos où la politique et le spectacle s’interpénètrent ? Ou bien est-ce un dangereux démagogue incarnant une vraie crise de la politique américaine ? Personnellement, je penche pour la deuxième hypothèse, et c’est peut-être ce qui m’incite à penser que Trump a peu de chance d’emporter l’élection générale. Dans le même temps, le simple fait qu’un tel candidat ait pu aller aussi loin nous force à reconnaître que la situation politique de l’Amérique dépasse notre aptitude à comprendre ou à formuler des prévisions. La défaite de Trump n’est en aucun cas une certitude.
Si l’impensable venait à se produire, je m’inquiète de la réaction que cela entraînerait au Japon. Les sentiments de méfiance et d’hostilité à l’égard de Washington risquent de franchir un nouveau seuil. En termes de politique étrangère, le Japon n’a guère d’autre option réaliste que de s’en tenir à l’alliance bilatérale, mais cet argument va rapidement se déliter si Trump persiste dans sa veine actuelle. La rhétorique de Trump donnera des munitions aux forces des deux extrémités du spectre politique qui sont hostiles à l’alliance – la droite, qui veut que le Japon se dote d’une capacité de défense indépendante, et la gauche, qui a toujours soutenu que Washington n’est pas fiable. Une fois arrivés là, pourrons-nous encore affirmer avec autant de conviction que les États-Unis sont notre meilleure option ?
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la candidature de Trump aura donné aux Japonais ample matière à réflexion.
(D’après un article en japonais du 23 mai 2016. Photo de titre : AP/Aflo et Reuter/Aflo)