Les Américains d’origine asiatique et les zones d’ombre de l’histoire du Japon

Politique

David Leheny [Profil]

Le discours prononcé par le Premier ministre japonais Abe Shinzô le 29 avril dernier devant le Congrès américain a été largement perçu, à juste titre, comme une réussite des relations entre les États-Unis et le Japon. Mais les déclarations mitigées de M. Abe en ce qui concerne les atrocités commises par les armées japonaises en Asie pourraient avoir un impact qui dépasse le cadre des affaires régionales au point d’affecter les relations entre les deux pays. Les Américains d’origine asiatique engagés dans les études japonaises sont si nombreux qu’un manque de considération pour le point de vue de l’Asie risque de décourager des étudiants potentiels et de diminuer l’intérêt des États-Unis pour le Japon dans l’avenir.

Les réactions contrastées suscitées par la visite officielle d’Abe Shinzô aux États-Unis 

Le 29 avril 2015, Abe Shinzô a prononcé un discours à Washington, devant les deux chambres du Congrès américain. Cette allocution en anglais de 46 minutes a été particulièrement bien accueillie parce que le Premier ministre japonais a exprimé des remords au sujet de la Seconde Guerre mondiale, en se référant notamment à des batailles où des soldats américains ont été tués. Il est vrai qu’il a fait mouche dans pratiquement tous les domaines. En réponse aux demandes réitérées des USA, le Premier ministre a parlé en faveur d’un renforcement des accords sécuritaires en mettant l’accent sur ses efforts pour faire adopter par la Diète japonaise des mesures législatives destinées à améliorer la coopération militaire dans le Pacifique. Abe Shinzô a également rappelé qu’il est très favorable à l’accord du Partenariat transpacifique (TPP) et aux promesses économiques dont ce traité multilatéral de libre-échange est porteur pour les deux pays et ce, plusieurs semaines avant la victoire remportée par Barack Obama quand le Sénat américain a adopté un « mécanisme accéléré » (fast track) de conclusion des accords commerciaux avec les pays membres du TPP. Il a aussi exprimé des remords au sujet de la Seconde Guerre mondiale en évoquant plusieurs batailles où des soldats américains ont perdu la vie. Son message était d’autant plus émouvant que ce jour-là, un vétéran de l’armée américaine de 94 ans survivant de la bataille d’Iwojima (Iôtô), et le petit-fils de l’officier japonais responsable de la défense de l’île, étaient assis côte à côte à la tribune du Congrès. Abe Shinzô a eu droit à plusieurs ovations debout de la part d’une audience visiblement enthousiaste. Le Premier ministre japonais et son gouvernement avaient de quoi être satisfaits du résultat de l’allocution du 29 avril.

Mais deux jours plus tôt, l’accueil réservé à Abe Shinzô avait été tout autre, lorsqu’il s’était rendu à l’école d’affaires publiques Harvard Kennedy School (HKS). En effet, pendant que le Premier ministre prononçait un discours dans les locaux de la HKS, un groupe d’étudiants hostiles à ses prises de position controversées sur l’histoire du Japon pendant la guerre était en train de manifester à l’extérieur de l’établissement. M. Abe a ensuite été pris à partie par un étudiant de Harvard qui lui a demandé de s’exprimer sur le problème des « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer par l’armée et la marine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. La presse japonaise a mentionné l’incident ainsi que la réponse prudente et peu convaincante du Premier ministre, laquelle n’était ni un démenti de nature à satisfaire ses partisans d’obédience conservatrice ni une reconnaissance de la responsabilité du Japon à même d’apaiser ses détracteurs. Mais les médias en ligne de la droite japonaise ont été les seuls à préciser que l’auteur de la question était un Américain d’origine coréenne. Les journalistes et les commentateurs nationalistes de droite ont fait de l’ascendance coréenne de ce jeune homme un argument de choc pour balayer ses critiques et laisser entendre que celui-ci se comportait comme un agent coréen infiltré dans l’Université Harvard et qu’il n’était pas du tout représentatif de cet établissement. Pour eux, le fait que la plupart des manifestants étaient des membres de la communauté américaine d’origine asiatique d’Harvard constituait une preuve supplémentaire qu’il s’agissait d’un incident minime en regard de la mission et du message de M. Abe. Mais aux États-Unis, le terme « Américain » a un poids considérable, même quand il est accolé à celui « d’origine coréenne » et il met l’accent sur l’importance croissante des problèmes d’interprétation de l’histoire dans les relations entre les États-Unis et le Japon. Le nombre des Américains « avec un trait d’union » indiquant leur provenance, à commencer par les Américains originaires d’Asie, ne cesse d’augmenter et par voie de conséquence, l’histoire mondiale tend à être de plus en plus considérée comme faisant partie intégrante de celle de l’Amérique.

D’un côté comme de l’autre du Pacifique, la plupart des spécialistes de l’Asie de l’Est pensent que le discours que le Premier ministre japonais prononcera le 15 août 2015, à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, jouera un rôle déterminant. Quels mots choisira Abe Shinzô pour décrire le comportement du Japon pendant la guerre ? « Invasion » et « coercition » ? Ou bien préfèrera-t-il utiliser des termes plus équivoques tels que « progression » et « traite » pour plaire à ses partisans conservateurs et, qui sait, rester en accord avec ses propres convictions ? Dans ce cas, il devra s’attendre à des critiques de la part des autres pays de l’Asie, critiques que le gouvernement japonais est prêt à affronter faute de pouvoir y répondre.

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David LehenyArticles de l'auteur

Politologue et professeur d’Études Est-Asiatiques à l’Université de Princeton, spécialiste de la politique japonaise. A également enseigné à l’Université du Wisconsin-Madison et a été un associé de recherche à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo. Auteur de The Rules of Play: National Identity and the Shaping of Japanese Leisure (Les règles du jeu : Identité nationale et Construction des Loisirs japonais, 2003) et Think Global, Fear Local: Sex, Violence, and Anxiety(Pensée Globale, Peur locale : Sexe, Violence et Angoisse, 2006).

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