Vingt ans après le séisme de Kobe et les attentats de la secte Aum

Société

Vingt ans se sont sont écoulés depuis le séisme de Kobe et les attentats au sarin commis par la secte Aum Shinrikyô. Que devons-nous garder dans notre cœur de ces deux décennies qui ont vu de grands changements dans la société japonaise ? Selon Takeda Tôru, « on ne peut plus s’attendre à ce que le Japon forme un collectif basé sur la sécurité morale, qui ignore la complexité de notre société, ni même l’espérer. »

L’effondrement de la confiance dans le quotidien

Le grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji (le séisme de Kobe) qui fit 6 343 victimes a eu lieu il y a vingt ans, le 17 janvier 1995. Un peu plus de deux mois plus tard, le 20 mars 1995, des membres de la secte Aum Shinrikyô répandirent du sarin (un neurotoxique très puissant) dans plusieurs wagons du métro de Tokyo, faisant 13 morts et plus de 6 000 blessés. On peut avancer que ces deux évènements ont conduit à un effondrement de la confiance dans la société japonaise.

Le terme de « confiance » a ici la définition que lui donne sociologue Niklas Luhmann, à savoir un « mécanisme de réduction de la complexité sociale ». Dans un village au Moyen-Âge, on ne rencontrait que des personnes que l’on connaissait de vue depuis toujours, dont on comprenait parfaitement ce qu’elles pensaient, et les réponses à toutes questions que l’on pouvait leur poser étaient quasiment déterminées par l’habitude. Mais dans une société moderne et urbanisée, chaque individu a de nombreuses occasions de rencontrer des autres dont il ignore les antécédents, et dont il est incapable de lire les pensées parce que les valeurs de chacun sont plus diverses.

Dans la société contemporaine où coexistent potentiellement des manières d’agir et de penser diverses et multiples, où la complexité est extrême, la « confiance » n’en est que plus indispensable. On peut choisir la manière dont on se comporte en pensant qu’elle est appropriée parce que l’on assume d’emblée que « l’autre pense probablement de la même manière que moi ». Ainsi, la confiance est un mécanisme qui rend possible un comportement dans un monde incertain, dans lequel la contingence est élevée.

Les deux catastrophes ont détruit cette confiance. Le tremblement de terre de Hanshin-Awaji s’est produit à un moment où le grand tremblement de terre du Kantô (1923) n’était plus qu’un lointain souvenir et il nous a fait prendre conscience du fait qu’un séisme pouvait soudainement détruire notre paisible vie urbaine. Les attentats au sarin nous ont enseigné qu’il pouvait y avoir parmi les gens ordinaires que nous côtoyons chaque jour dans le métro des criminels à l’esprit dérangé. C’est ainsi que nous avons perdu notre confiance dans le quotidien qui nous paraissait jusqu’alors inébranlable.

Les évènements de 1995

1er janvier Création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)
17 janvier Tremblement de terre Hanshin-Awaji (Séisme de Kobe)
26 février Faillite de la banque anglaise Barings
20 mars Attentats au sarin dans le métro de Tokyo
22 mars Première perquisition contre les établissements de la secte Aum Shinrikyô
9 avril Aoshima Yukio est élu gouverneur de Tokyo
19 avril Attentat d’Oklahoma City aux États-Unis
7 mai Jacques Chirac est élu président de la République française.
8 mai Mort de la chanteuse taïwanaise Teresa Teng
16 mai Arrestation de Matsumoto Chizuo, alias Asahara Shôkô, dirigeant de la secte Aum
21 juin Détournement d’un avion de la compagnie ANA à l’aéroport de Hakodate
29 juin Le grand magasin Sampoong s’effondre à Séoul faisant plus de 500 morts.
15 août Murayama Tomiichi, Premier ministre du Japon, présente ses excuses à tous les pays d’Asie pour la politique coloniale et d’occupation du Japon.
25 août Lancement de Windows 95 par Microsoft
5 septembre Reprise des essais nucléaires dans le Pacifique par la France
1er novembre Inauguration de la ligne de métro automatique Yurikamome à Tokyo
9 novembre Le joueur de base-ball japonais Nomo Hideo rejoint l’équipe américaine des Dodgers.
19 novembre Sommet de l’APEC à Osaka
23 novembre Lancement de la version japonaise de Windows 95

La perte cruciale de sécurité morale

On parle d’une « décennie perdue » à propos des dix ans de récession qui ont suivi l’éclatement de la bulle spéculative mais personnellement, je pense que cette perte de confiance a eu des répercussions beaucoup plus graves sur la société japonaise que cette stagnation de l’économie. Avec la disparition de la confiance naïve dans le progrès qui faisait que chacun croyait que « demain sera meilleur qu’aujourd’hui », le sentiment qui prédominait pendant la période de forte croissance et qui a été remplacé par une incertitude sur l’avenir, les gens sont sortis de la consommation maniaque pour se protéger en se refermant sur eux-mêmes comme des coquillages.

Peut-être faut-il affiner un peu cette analyse de l’effondrement de la confiance qu’a connu la société japonaise. Yamagishi Toshio établit dans son livre Anshin shakai kara shinrai shakai e (D’une société basée sur la sécurité morale à une société basée sur la confiance)une distinction entre la « sécurité morale » qu’il définit comme une condition psychologique dans laquelle on renonce à la complexité, et la « confiance », qui pour lui est la situation dans laquelle la complexité est réduite intentionnellement en présupposant l’incertitude. J’ai pris tout à l’heure l’exemple d’un village au Moyen-Âge, mais le Japon de l’après-guerre a continué à être un groupe très homogène tout en se modernisant, dans lequel l’illusion que tout le monde était pareil faisait oublier l’incertitude. La « société basée sur la sécurité morale », c’était cela. La succession de catastrophes a rendu la société consciente de la complexité en lui faisant perdre cette « sécurité morale ».

Pour être plus exact, elle avait déjà commencé à se perdre avant cela. Dans son livre paru aux éditions Transview, Oumu : naze shûkyô wa terorizumu wo undanoka (Aum : pourquoi une religion a-t-elle conduit au terrorisme), l’historien des religions Shimada Hiromi voit l’origine de la secte Aum dans l’effondrement du collectif qui s’est produit graduellement dans la société de l’après-guerre. Cet effondrement a contraint à une confrontation avec la société réelle et complexe, et les esprits qui n’étaient pas assez forts pour supporter ce poids ont dû chercher ailleurs leur salut. Selon Shimada, la secte Aum a été un abri pour ces « esprits égarés ». Ceux qui y ont adhéré dans leur recherche de sécurité morale, ont rencontré l’enseignement de cette secte qui la leur fournissait, et ils ont répandu du sarin pour protéger leur collectif et leur foi. L’ironie est que les attentats de la secte Aum ont été commis par des croyants sensibles à la perte de cette sécurité morale, avec pour résultat de la détruire plus largement dans la société.

Charlie Hebdo et le réformisme graduel occidental

Vingt ans plus tard, en France, un magazine qui avait publié des caricatures ridiculisant l’islam a été l’objet d’une attaque terroriste qui a fait 12 victimes, dont le directeur de la publication. Même s’il s’agit d’un attentat causé par le fondamentalisme religieux, il n’est pas de la même nature que les attentats commis par la secte Aum. L’article que Ikeuchi Satoshi, un spécialiste japonais de l’islam qui enseigne à l’Université de Tokyo, a publié à ce sujet sur sa page Facebook m’a fait forte impression.

Il écrit qu’en entendant dire que le terrorisme en Occident était lié à la discrimination contre l’islam, il s’était souvenu d’une chose que lui avait raconté son père (le spécialiste de littérature allemande Ikeuchi Osamu) quand il avait une dizaine d’années, à propos des parcs des grandes villes européennes.

« Nous n’en avons pas d’aussi beaux au Japon. On commence par se dire que l’Europe est vraiment impressionnante... Mais si on va tous les jours dans le même parc, on voit les mêmes gens sur les mêmes bancs. Une vieille femme sur celui-ci, un vieil homme sur celui-là, chacun seul. On se dit qu’ils pourraient se parler puisqu’ils viennent chacun tous les jours s’asseoir sur le même banc à la même heure, mais ils n’en font rien. Ils restent chacun sur leur banc. Ils ne se regardent pas. Comme s’ils ne voulaient pas admettre l’existence des autres. »

La solitude est un élément fondamental de la culture occidentale moderne. Dans une société individualiste, chacun naît seul, et même s’il a plus tard une famille, chacun doit accepter qu’il mourra seul. Les bancs des parcs européens sont fait pour ces gens-là. La beauté de ces vastes parcs est destinée à alléger un tant soit peu cette solitude, lui avait expliqué son père.

La solitude de la société occidentale présuppose l’existence d’un autre incompatible avec soi-même. Les Occidentaux n’oublient pas l’incertitude de l’autre. C’est la raison pour laquelle ils choisissent parfois la solitude en ne s’occupant pas des autres afin d’éviter les risques, et pour laquelle ils pratiquent parfois activement la discrimination et l’exclusion. Cela peut aussi les conduire au contraire à faire des efforts pour coexister avec les autres. Dans les deux cas, il s’agit d’actions destinées à bâtir la confiance dans le but exprès de réduire la complexité.

Les attentats terroristes en France ont eu lieu au cours de ce processus. Une liberté d’expression radicale, incluant la satire des religions, fait sans doute partie de cette plateforme de la coexistence. Si le processus de rétribution de l’expression par l’expression permet de faire apparaître clairement la silhouette d’un tiers incertain, il devrait aussi offrir une façon d’y réagir et une occasion de réconciliation.

Mais le réformisme graduel qui passe par la liberté d’expression a conduit à ce tragique incident où la contradiction s’est exprimée par les armes. On peut envisager toutes sortes de contre-réactions, mais comment restaurer la sécurité, comment surmonter cette situation ? Le réformisme graduel occidental qui est un élément fondamental d’une société bâtie sur la libre expression est aujourd’hui mis à l’épreuve.

L’ère d'Internet : la recherche de la vérité devenue secondaire

Les attentats de la secte Aum, pour leur part, se sont produits dans une culture qui recherchait la sécurité morale dans un groupe où l’autre n’existe pas. Et parce qu’ils l’ont détruite, ils ont au contraire intensifié la faim pour un « collectif de sécurité morale ». 1995 a aussi été l’année où Windows 95 a été lancé. Internet qui s’est largement développé à partir de ce moment-là s’est révélé un couteau à double tranchant. Dans le sens où Internet est devenu une plateforme qui diffuse des informations que les institutions publiques et les entreprises gardaient jusque là pour elles, où il contribue à réduire l’incertitude en augmentant la transparence, il peut servir à améliorer la confiance sociétale.

Mais l’accueil d’Internet au Japon a progressé dans une autre direction. C’est devenu particulièrement clair après le grand tremblement de terre de l’est du Japon. Des informations non contrôlées par les médias, les grandes entreprises comme Tepco ou les autorités ont fuité, l’impact de l’exposition aux radiations a été excessivement rapporté, et il a été question de dissimulation d’informations par le gouvernement. Ces informations ont en commun le fait qu’elles affirmaient sans aucune preuve qu’il y avait « vraiment » eu danger ou que le gouvernement avait « vraiment » menti.

Ce comportement est le produit d’une psychologie étrangement réfractée par laquelle on cherche à se rassurer avec ses amis en partageant des informations sur le danger des expositions aux radiations ou la corruption du gouvernement et des grandes entreprises. L’aspiration à la sécurité morale prime, la recherche de la vérité devient secondaire. Tandis que depuis le grand tremblement de terre de l’est du Japon, le mot « lien » est devenu à la mode, la contradiction rampante que constitue la « discrimination envers Fukushima », corollaire des thèses peu fondées scientifiquement selon lesquelles « Fukushima n’est plus adapté à la vie humaine », ou encore « les produits récoltés là-bas sont dangereux », est basée sur cette tendance.

Le Japon ne doit pas redevenir une société de sécurité morale

Comme le montre notre analyse, un « collectif de sécurité morale » ne peut englober toute la société. Plus on recherche l’assurance pour soi et les siens, plus on en arrive à exclure les autres ou à les blesser. Dans ce cas, l’utopie que serait une société de la sécurité morale n’est pas ce à quoi doit revenir la société japonaise. Shimada Hiromi conclut de cette manière le livre dont j’ai parlé :
« La solitude est assurément difficile et pénible. Mais dans notre longue histoire, nous l’avons obtenue qu’après nous être débarrassés de diverses contraintes. (...) Nous devons résister à la solitude, l’apprécier, et réfléchir à l’avenir en utilisant notre intelligence. »

Vingt ans après les attentats de la secte Aum, ces paroles méritent encore plus d’être entendues. Vivre avec les autres n’est jamais facile, comme en attestent les attentats qui viennent de se produire en France. Mais nous devons chercher à construire la confiance nous-mêmes, à notre manière, et non espérer la tranquillité que nous apporterait une sécurité morale qui n’existe pas.

 (D’après un original en japonais paru le 16 janvier 2015. Photo de titre : une section de l’autoroute Osaka-Kobe détruite par le tremblement de terre, le 17 janvier 1995. Jiji Press)

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