Inde-Japon : la naissance d’un nouvel axe démocratique en Asie
Politique- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Narendra Modi, premier ministre indien fraîchement élu en mai dernier, effectue une visite au Japon du 31 août au 3 septembre 2014. Cette visite devrait contribuer au renforcement des liens stratégiques entre ces deux démocraties, dont l’une est la plus ancienne et la plus riche de l’Asie et l’autre la plus grande du monde. C’est intentionnellement que M. Modi a choisi le Japon comme destination de sa première visite officielle dans un grand pays, de façon à montrer clairement que New Delhi accorde une place cruciale au Japon en ce qui concerne ses intérêts économiques et sécuritaires.
De la même façon, la visite effectuée l’an dernier en Inde par Leurs Majestés l’empereur Akihito et l’impératrice Michiko obéissait à la volonté de Tokyo d’affirmer le rôle vital que l’Inde jouait pour le Japon. Cette visite de l’empereur doit sans doute marquer un grand tournant dans les relations indo-japonaises, tout comme son voyage de 1992 en Chine — au plus fort de la politique étrangère japonaise favorable à la Chine — avait amené un renforcement de l’aide, de l’investissement et des transferts japonais de technologies à destination de ce pays. La présence du premier ministre Abe Shinzô, en tant qu’hôte d’honneur, à la parade du Jour de la république qui s’est tenue en Inde le 26 janvier 2014 mérite elle aussi d’être soulignée.
Une nouvelle ère de liens chaleureux
L’élection de M. Modi est une bonne nouvelle pour les relations entre le Japon et l’Inde, relations que sa visite à Tokyo promet d’amener à un niveau d’engagement économique et stratégique encore jamais atteint. Les voyages de M. Modi au Japon en 2007 et 2012 en tant que ministre principal (gouverneur) de l’État du Gujarat, situé dans l’ouest de l’Inde, qui ont contribué à forger une relation spéciale avec le Japon, lui ont en outre permis de tisser des liens personnels avec M. Abe. Aujourd’hui, les contacts de ce dernier sur Twitter se limitent à trois personnes : son épouse au franc parler Akie, l’ex-gouverneur de Tokyo Inose Naoki et M. Modi.
« En ce qui me concerne, le travail avec le Japon a toujours été une merveilleuse expérience... Je suis sûr que nous allons amener la relation entre l’Inde et le Japon à de nouveaux sommets », a dit M. Modi dans un tweet posté après son triomphe électoral. Quant à M. Abe, après lui avoir exprimé ses félicitations par téléphone, il a écrit sur Twitter : « Quel plaisir de parler avec vous, M. Modi ! J’attends avec impatience de vous accueillir à Tokyo et d’approfondir encore nos liens amicaux. »
MM. Abe et Modi sont tous deux partisans de réformes favorables au marché et partagent des valeurs et des orientations stratégiques similaires, notamment en ce qui concerne le resserrement des liens avec les démocraties asiatiques en vue de favoriser l’émergence d’un réseau croisé de partenariats stratégiques. Ils ont en outre en commun le souci de l’équilibre du pouvoir en Asie, équilibre qui est avant tout tributaire de la situation dans deux régions : l’Asie de l’Est et l’océan Indien. Le Japon et l’Inde, qui sont les deux principales démocraties maritimes de l’Asie, se doivent d’être au premier rang des pays contribuant à la sauvegarde des grandes voies maritimes de la région Indo-Pacifique prise au sens large du terme. Après tout, étant tous deux des pays pauvres en énergies, lourdement tributaires des importations de pétrole et de gaz, ils ont tout intérêt à s’efforcer de promouvoir le commerce en vue d’affirmer leur contrôle sur les approvisionnements énergétiques et les voies de transport.
Ne pas perdre de vue le contexte sécuritaire
En vérité, le partenariat entre le Japon et l’Inde a la capacité de façonner la géopolitique asiatique avec une efficacité similaire à celle qu’a eue l’essor de la Chine ou le « basculement » du président Barack Obama en faveur de l’Asie. Il pourrait, si nécessaire, gêner la Chine dans l’exercice de la puissance qu’elle ne cesse d’accumuler et limiter ainsi le risque que cette position de force ne tourne à l’arrogance. La Chine ne se montre pas très subtile dans ses efforts en vue de freiner l’essor du Japon et de l’Inde, notamment lorsqu’elle s’oppose à leur entrée en tant que nouveaux membres permanents au Conseil de sécurité des Nations Unies.
L’Inde et le Japon peuvent servir d’ancrage, l’une au Sud et l’autre à l’Est, pour un équilibre des pouvoirs en Asie.
M. Abe a été jusqu’à dire que, de tous les partenariats qui existent aujourd’hui dans le monde, celui du Japon et de l’Inde « détient le plus grand potentiel ». Sa volonté de renforcer les liens avec l’Inde remonte en fait à son premier passage à la tête de l’exécutif en 2006-2007, quand le Japon et l’Inde ont annoncé leur « partenariat stratégique et global ». En 2014, le Japon doit participer aux exercices de Malabar, des manœuvres navales menées conjointement dans le Pacifique par l’Inde et les États-Unis. La dernière occurrence trilatérale de ces manœuvres remontait à 2009. En invitant le Japon à s’y joindre cette année, Manmohan Singh, le prédécesseur de M. Modi, a déclaré que le Japon se trouvait « au cœur de la politique indienne de Regard vers l’Est ».
Au Japon, des voix se sont élevées pour dire que, compte tenu de l’homogénéité du Japon, l’Inde est un partenaire trop divers et complexe pour lui, et que la seule raison du rapprochement entre les deux pays réside dans leur éloignement géographique et dans l’absence de litige entre eux. Mais, plus que l’éloignement géographique et les facteurs culturels, c’est la convergence d’intérêts stratégiques fondamentaux qui importe dans les relations entre États. À notre époque, où l’interdépendance ne cesse de progresser au niveau planétaire et les coûts des transports sont en baisse, les intérêts partagés dans les domaines économique et sécuritaire constituent le moteur principal de toute relation entre pays.
Construire des synergies
En fait, les différences qui existent entre l’Inde et le Japon accroissent le potentiel de collaboration économique mutuellement bénéfique.
Le Japon dispose d’une base solide dans l’industrie lourde, tandis que la croissance de l’Inde doit son dynamisme au secteur des services. L’Inde a la plus forte population jeune du monde, alors que le vieillissement de la population est plus rapide au Japon que dans tous les autres grands pays développés. Si le Japon jouit de la puissance financière et technologique, l’Inde est riche en capital humain. Ce genre de contrastes rend leurs économies complémentaires et ouvre un chemin vers la création de fortes synergies.
Même dans le domaine stratégique, les différences de contexte ne constituent pas un handicap. Ainsi, l’Inde a toujours prisé l’autonomie stratégique, tandis que le Japon, avec la forte présence de l’armée américaine sur son sol et la part généreuse qu’il assume dans le coût de son entretien, reste un modèle en termes d’alliance avec les États-Unis.
Les politiques stratégiques de l’Inde et du Japon suivent désormais des chemins parallèles. Longtemps cantonné à la diplomatie passive du carnet de chèque, Tokyo se montre aujourd’hui disposé à jouer un plus grand rôle géopolitique. Quant à l’Inde, elle est passée d’un non-alignement doctrinaire au pragmatisme géopolitique.
Depuis que les deux pays ont annoncé leur partenariat stratégique et global, leur engagement politique et économique s’est notablement approfondi. Leur pacte de libre-échange, connu formellement sous le nom d’Accord de partenariat économique global, est entré en vigueur en 2011. Ils ont été jusqu’à fonder une alliance pour exploiter conjointement les terres rares, de façon à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine, qui jouit d’un quasi-monopole planétaire dans la fourniture de ces métaux d’une importance vitale.
Le Japon est devenu une source essentielle de capitaux et de technologie commerciale pour l’Inde, qui est désormais le plus gros destinataire de l’investissement direct à l’étranger du Japon vers les grands pays industriels. Il y a plus d’une décennie que l’Inde a supplanté la Chine en tant que principal récipiendaire de l’aide publique au développement fournie par le Japon, lequel finance aujourd’hui plus de soixante projets indiens, dont le Corridor de fret de l’Ouest, le Corridor industriel Delhi-Mumbai et le Projet du métro de Bangalore.
La quête de bénéfices mutuels
Le Japon considère que l’Inde a un rôle central à jouer aussi bien dans son rétablissement économique que dans les stratégies visant au renforcement de sa sécurité. Les difficultés économiques qui continuent de peser sur le Japon ont jeté un voile sur l’un des phénomènes les plus considérables par leur portée, mais aussi les plus inaperçus, qui se soient produits en Asie, à savoir la renaissance politique du pays. Le Japon pense qu’il n’a guère d’autre choix que d’accroître sa compétitivité et de renforcer sa sécurité en tissant des liens stratégiques avec de nouveaux partenaires tels que l’Inde.
C’est dans ce contexte que la relation bilatérale entre l’Inde et le Japon progresse plus vite qu’aucune autre dans l’Asie d’aujourd’hui.
Mais s’il s’avère que cet axe démocratique en voie d’émergence change la donne en Asie, les deux pays vont se trouver confrontés à la nécessité d’étoffer leur collaboration et, pour ce faire, d’approfondir leurs liens dans les domaines économique et sécuritaire. L’arrivée de M. Modi au pouvoir offre une chance de renforcer ces liens, notamment en faisant de l’Inde le principal débouché pour le Japon dans sa nouvelle vocation d’exportateur d’armes. Certaines initiatives récentes de M. Abe, dont l’assouplissement de la vieille interdiction d’exportation des armements et la réaffirmation du droit à la défense collective, sont très prometteuses pour les relations avec l’Inde.
Il s’agira probablement d’un partenariat gagnant-gagnant, qui favorisera le développement des infrastructures de l’Inde et ses aspirations au statut de grande puissance, tout en servant de catalyseur à la renaissance du Japon en tant que puissance mondiale.
(D’après un original écrit en anglais le 25 juin 2014. Photo de titre : Reuters/Aflo.)