Tanaka Kakuei, ou le conservatisme modéré
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Une carrière politique fulgurante
Le 16 décembre 2013 a coïncidé avec le vingtième anniversaire du décès de l’ancien Premier ministre Tanaka Kakuei. Cette date n’a donné lieu à aucune commémoration publique particulière. Mais quand les Japonais regardent leurs dirigeants politiques actuels, ils ont souvent la nostalgie de celui qu’ils désignent familièrement sous le nom de « Kaku-san ». Le vingtième anniversaire de la disparition de Tanaka Kakuei semble avoir suscité une sorte d’engouement pour le « conservatisme modéré » qu’il incarnait et qui n’est plus guère représenté dans le monde politique japonais d’aujourd’hui.
« Kakuei » ou « Kaku-san », comme l’appellent encore volontiers les Japonais en signe d’affection, était un homme du peuple. Sa carrière politique fulgurante a coïncidé avec l’époque où le Japon s’est relevé du désastre de l’immédiat après-guerre avant d’entrer dans une phase de haute croissance et de prospérité économique.
Tanaka Kakuei a vu le jour le 4 mai 1918 à Futada, un village rural pauvre situé au bord de la mer du Japon, dans la préfecture de Niigata. Il a abandonné ses études à l’âge de quinze ans, alors qu’il était encore au collège, pour monter à Tokyo où il a vécu de petits métiers avant de fonder avec succès une entreprise du bâtiment. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’est lancé dans la politique et a été élu à la Chambre des représentants par la troisième circonscription de Niigata en 1947, alors qu’il n’avait que vingt-neuf ans. La carrière fulgurante de Kaku-san a connu son apogée en 1972, quand il a accédé au poste de Premier ministre. Elle lui a valu le surnom d’Ima-taikô (« le taikô(*1) d’aujourd’hui (ima) ») en référence à Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) un guerrier d’origine très modeste qui s’est lui aussi hissé jusqu’au sommet du pouvoir.
Mais Tanaka Kakuei s’est également illustré par une étonnante capacité à réunir des fonds à des fins politiques tant et si bien qu’il a été souvent qualifié de « ploutocrate ». Il a même été accusé d’avoir accepté des pots-de-vin et arrêté, le 27 juillet 1976, pour avoir touché quelque deux millions de dollars (environ 1,46 millions d’euros) à l’occasion de la vente de vingt et un avions Lockheed à la compagnie aérienne japonaise ANA. À l’issue de deux interminables procès, il a été condamné à quatre ans de prison et une amende de cinq cent millions de yens (environ 3,61 millions d’euros). Mais Kakuei est mort en 1993, à l’âge de soixante-quinze ans, avant que la cour suprême, auprès de laquelle il avait fait appel, n’ait statué sur son cas. Pourquoi un homme politique dont la carrière politique s’est achevée par un énorme scandale fait-il l’objet d’un pareil engouement aujourd’hui ?
Un adepte de la politique du compromis
La première raison du regain de popularité de Tanaka Kakuei vingt ans après sa mort, c’est la parution d’un certain nombre d’ouvrages à son sujet. L’un d’eux a été écrit par Satô Atsuko, la fille de sa maîtresse. Ce livre que l’auteur a consacré à Satô Aki, sa mère, est intitulé Aki — Tanaka Kakuei to ikita onna (Aki — la femme qui a vécu avec Tanaka Kakuei). Je viens moi-même de publier un texte qui a pour titre Tanaka Kakuei — Sengo Nihon no kanashiki jigazô (Tanaka Kakuei — Autoportrait nostalgique du Japon de l’après-guerre) parce qu’en tant que journaliste, j’ai eu l’occasion d’observer de près cet homme pendant vingt ans. Asaka Akira, le secrétaire de Kaku-san, a quant à lui fait paraître Kakuei no oniwaban Asaka Akira (Asaka Akira, le portier de Kakuei), une série d’entretiens enregistrés et retranscrits par Nakazawa Yûdai, un journaliste du quotidien Mainichi Shimbun. L’homme politique japonais le plus controversé de l’après-guerre a donné lieu a bien d’autres ouvrages dont Tanaka Kakuei ni kieta yamigane (L’argent sale qui a disparu avec Tanaka Kakuei) de Mori Seiho, et Tanaka Kakuei hiroku (Les carnets secrets de Tanaka Kakuei) de Ôshita Eiji. Cette floraison de textes vingt ans après sa disparition correspond peut-être à une volonté de conserver la mémoire des bons et des mauvais côtés d’un personnage qui fait maintenant en grande partie de l’histoire.
Mais il y a une autre explication à ce phénomène, qui est la frustration, l’inquiétude voire l’hostilité que suscite la politique agressive d’Abe Shinzô, le Premier ministre actuellement en fonction, dont la stratégie de confrontation contraste vivement avec le conservatisme modéré de Tanaka Kakuei. Les Japonais ont la nostalgie du bon vieux temps où Kaku-san savait comment s’y prendre pour régler les problèmes.
(*1) ^ Taikô. À l’époque de Heian (794-1185), taikô était un titre honorifique donné au kanpaku, c’est-à-dire au « régent », quand celui-ci renonçait à sa fonction, la plus élevée de l’État japonais, tout en continuant à jouer le rôle d’une éminence grise. Toyotomi Hideyoshi, le guerrier qui a unifié le Japon à l’époque d’Azuchi-Momoyama (1573-1603), a lui aussi pris le titre de taikô en 1592, au moment où il a cédé sa fonction de régent à son fils.
Une volonté de réduire les inégalités
Les différences entre Tanaka Kakuei et Abe Shinzô sont multiples. Voyons d’abord ce qu’il en est du point de vue économique. Kakuei commençait invariablement ses discours à l’adresse des électeurs par la même phrase : « La politique, c’est la vie ». Il rappelait ainsi que pour lui, le rôle de la politique était avant tout de diriger l’économie et d’améliorer le niveau de vie de la population. Et quand il avait affaire à un auditoire enthousiaste d’origine rurale, il donnait des détails concrets sur la construction des infrastructures routières et les mesures de prévention des catastrophes.
En 1972, Tanaka Kakuei a publié « De la restructuration de l’archipel japonais » (Nippon rettô kaizôron), un texte qui a fini par devenir son credo politique. Le plan ambitieux qu’il contenait avait pour objectif de réduire les inégalités entre les villes et les zones rurales et d’élever le niveau de vie des Japonais en construisant des lignes de Shinkansen (le TGV japonais) des ponts et des autoroutes dans tout le pays. Il a eu l’inconvénient de déclencher une bulle spéculative immobilière qui a éclaté après les chocs pétroliers des années 1970. Mais il a aussi conduit à des réformes qui ont contribué à mieux répartir les fruits de la haute croissance économique japonaise. Les personnes âgées ont ainsi été exemptées de paiement pour leurs frais médicaux tandis que la retraite de base était portée à cinquante mille yens (environ 360 euros) par mois. En outre les salaires des enseignants du primaire et du secondaire ont augmenté de 25 % par rapport à ceux des autres fonctionnaires.
Les ambitions de la stratégie économique mise en œuvre par Abe Shinzô (Abenomics) pour mettre un terme à vingt années de déflation sont tout autres. Elles se résument en effet à améliorer les performances des entreprises. Cette politique, qui préconise une baisse du yen surévalué et une hausse du cours des actions grâce à un train de mesures audacieuses d’assouplissement monétaire, a effectivement aidé quantité de sociétés japonaises à réaliser des profits sans précédent. Abe Shinzô cherche à faire entrer l’économie de l’Archipel dans un cercle vertueux de croissance qui permettrait d’augmenter les salaires des employés. Mais un grand nombre d’entreprises installées en province et de PME n’ont encore tiré aucun bénéfice de cette stratégie. Ce sont elles qui ont la nostalgie du temps où Kaku-san se préoccupait autant des couches modestes de la population que des grosses sociétés.
La normalisation des relations sino-japonaises : une réussite exemplaire
Tanaka Kakuei et Abe Shinzô n’ont pas davantage de points communs en ce qui concerne la politique étrangère. En septembre 1972 — soit deux mois à peine après son accession au poste de Premier ministre —, Kakuei a réussi le tour de force de négocier en une seule fois la normalisation des relations du Japon avec la République populaire de Chine en obtenant de surcroît que celle-ci renonce à toute demande de compensations pour la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Pékin se sentait de plus en plus isolé en raison de ses divergences avec Moscou. Le Premier ministre japonais a donc jugé que le moment était venu de passer à l’action d’autant qu’il était convaincu qu’il fallait régler les questions en relation avec la guerre pendant que Mao Zedong et Zhou Enlai, les fondateurs du régime communiste chinois, étaient encore au pouvoir. Et il avait raison. Si la Chine avait demandé au Japon des réparations, leur montant aurait sans doute été colossal. Seuls Mao Zedong et Zhou Enlai étaient en mesure de convaincre leurs compatriotes d’y renoncer. À la fin d’une longue série de pourparlers entre Tanaka Kakuei et Zhou Enlai, Mao Zedong est venu rejoindre les deux hommes et pour sceller cette réconciliation historique, il a simplement demandé au Premier ministre japonais « La dispute est terminée ? »
La République populaire de Chine a ensuite offert au zoo d’Ueno de Tokyo un couple de pandas qui sont devenus le symbole de l’amitié entre la Chine et le Japon. Les relations commerciales entre les deux pays ont progressé régulièrement et la Chine populaire est devenue une puissance économique à même de rembourser tous les prêts officiels au titre de l’aide au développement que Tokyo lui a consenti. Pékin a toujours considéré avec respect « l’homme qui a creusé le puits » qui a permis de rétablir les relations entre la Chine et le Japon, et ce même après l’arrestation de Tanaka Kakuei dans le cadre du scandale des avions Lockheed.
Le contraste avec la politique étrangère d’Abe Shinzô est particulièrement saisissant. Depuis le retour au pouvoir du Premier ministre en décembre 2012, les relations du Japon se sont envenimées non seulement avec la République populaire de Chine mais aussi avec la Corée du Sud. Le contentieux territorial à propos des îles Senkaku, en mer de Chine orientale et des îles Takeshima, dans la mer du Japon s’est aggravé au point de compromettre toutes les rencontres bilatérales au sommet. Qui plus est, Abe Shinzô est de plus en plus soupçonné d’avoir des positions révisionnistes sur des problèmes historiques comme le massacre de Nanjing perpétré en 1937 et les « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer pour les armées japonaises durant la Seconde Guerre mondiale. Le 26 décembre 2013, il s’est par ailleurs rendu au sanctuaire de Yasukuni où sont vénérés les esprits des Japonais morts à la guerre, y compris des criminels de guerre de classe A condamnés par le Tribunal international de Tokyo comme le général Tôjô Hideki (1884-1948) qui fut Premier ministre du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette visite dans un lieu aussi emblématique a piqué au vif la Chine et la Corée du Sud qui ont toutes les deux énormément souffert durant la période impérialiste du Japon.
Si Kaku-san vivait encore à notre époque, comment se comporterait-il ? Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été mobilisé et envoyé en Manchourie où il a servi d’abord comme simple soldat, puis comme caporal dans la cavalerie. Et le souvenir qu’il a gardé de cette période, pour laquelle il n’éprouvait aucune nostalgie, c’est d’avoir été frappé par des supérieurs sans raison valable. Aujourd’hui Tanaka Kakuei agirait sans doute en tenant davantage compte des sentiments des Chinois et des Coréens que les dirigeants au pouvoir à l’heure actuelle. L’histoire ne doit pas servir de prétexte trivial à l’auto-justification et aux critiques systématiques.
Le processus de réflexion sur l’histoire et de réconciliation en Asie de l’Est s’est arrêté avec la disparition des leaders politiques de la génération de Tanaka Kakuei. C’est pourquoi les Japonais ont la nostalgie de cet homme d’État qui était capable de traiter sur un pied d’égalité avec des dirigeants de l’envergure de Mao Zedong et de Zhou Enlai.
Un défenseur ardent de la Constitution japonaise et de la paix
Depuis quelques temps, je reçois de nombreuses demandes de conférences sur Tanaka Kakuei, à cause du regain de popularité dont il jouit depuis le vingtième anniversaire de sa disparition. Un des points sur lesquels j’insiste le plus et auquel mes auditeurs sont particulièrement sensibles, c’est que ce personnage était un ardent défenseur de la Constitution japonaise de l’après-guerre, même si sa carrière a été par ailleurs entachée de scandales liés à la corruption.
Quand il s’est présenté à l’élection pour la présidence du parti libéral-démocrate (PLD), en 1972, Tanaka Kakuei a proposé un programme en dix points qui préconisait, entre autres, de fonder la politique étrangère du Japon sur l’Article 9 de la Constitution de 1947, au lieu de chercher à faire de l’Archipel une grande puissance militaire. Sa position sur l’Article 9 — qui stipule que le Japon renonce à la guerre en tant que droit souverain et au maintien d’un potentiel militaire — a été accueillie favorablement par les dirigeants de la République populaire de Chine et c’est d’ailleurs l’un des facteurs qui a contribué à la normalisation des relations entre les deux pays.
Depuis sa fondation en 1955, le PLD cherchait à amender l’Article 9 et à doter à nouveau l’Archipel de forces armées sous prétexte que la Constitution de 1947 avait été imposée aux Japonais par les forces d’occupation américaines. Tanaka Kakuei s’est exprimé clairement sur ce point lors d’une émission télévisée diffusée en 1980, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la création du parti libéral-démocrate. Pour lui, si l’objectif des forces d’occupation était indéniablement d’affaiblir le Japon, il n’en reste pas moins que sans la sagesse propre aux Japonais l’Archipel n’aurait jamais aussi bien intégré la loi fondamentale et le système de l’après-guerre.
En dépit d’une volonté affichée d’amender la Constitution, le PLD n’était pas vraiment mécontent de la clause de renonciation à la guerre de l’Article 9 parce qu’elle permettait au pays de consacrer l’essentiel de ses ressources à la croissance économique. Tanaka Kakuei était foncièrement pacifiste et ses idées s’accordaient parfaitement avec l’aversion que le peuple japonais éprouvait pour la guerre et son désir de mener une vie paisible et prospère.
Une stature politique hors du commun
Abe Shinzô est nettement moins convaincu des mérites de l’Article 9. Il considère en effet que celui-ci lui relève de la « manipulation mentale » et envisage d’en modifier l’interprétation officielle. Il revendique le droit souverain du Japon à l’autodéfense collective ce qui implique un rôle accru dans la gestion des conflits menaçant la sécurité internationale. Les adversaires du Premier ministre lui reprochent de vouloir transformer la position uniquement axée sur l’autodéfense du Japon en participant à des conflits à l’étranger, ce qui rendrait l’Article 9 caduque.
Les tensions internationales auxquelles Abe Shinzô fait souvent allusion sont à bien des égards le résultat de sa propre stratégie politique de confrontation. Tanaka Kakuei serait certainement intervenu pour éviter que les relations avec les pays voisins ne s’enveniment. Aujourd’hui, presque soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants politiques semblent avoir en partie perdu la capacité de faire des compromis.
Les premiers ministres de l’immédiat après-guerre — en particulier Yoshida Shigeru (1878-1967), Kishi Nobusuke (1896-1987), Ikeda Hayato (1899-1965) et Satô Eisaku (1901-1975) — avaient une autre envergure que ceux d’aujourd’hui, sans doute parce qu’ils avaient vécu la période difficile de la Seconde Guerre mondiale. Tanaka Kakuei faisait partie de la génération des leaders du PLD — entre autres Fukuda Takeo (1905-1995), Ôhira Masayoshi (1910-1980) et Nakasone Yasuhiro (1918-) — qui se sont affrontés les uns les autres à travers des luttes intenses entre factions du même parti. Mais Kaku-san était au-dessus de ces querelles internes. C’était un homme de cœur, qui a eu une vie particulièrement dramatique. Voilà pourquoi les Japonais se souviennent de lui encore aujourd’hui avec affection.
Rien ne permet de dire que Tanaka Kakuei ferait mieux s’il était confronté à la situation actuelle. Mais le regain de popularité dont il fait l’objet donne à penser que le peuple japonais se sent nettement en désaccord avec les orientations politiques actuelles de ses dirigeants.
Le parcours de Tanaka Kakuei en quelques dates
1918 | Naissance à Futada, dans la préfecture de Niigata, le 4 mai |
1933 | Fin d’études secondaires (collège) |
1947 | Première élection à la Chambre des représentants par la troisième circonscription de Niigata, à l’âge de 29 ans |
1957 | Ministre des postes et des télécommunications du premier gouvernement de Kishi Nobusuke. Tanaka est le premier homme politique de l’après-guerre à occuper un poste de ministre à moins de 40 ans. |
1965 | Démission du poste de Ministre des Finances du premier gouvernement de Satô Eisaku. Nommé secrétaire général du PLD. |
1972 | Juin - Publication d’un ouvrage intitulé Nippon rettô kaizôron Juillet - Formation du premier gouvernement Tanaka Septembre - Normalisation des relations avec la République populaire de Chine Décembre - Formation du second gouvernement Tanaka (après les élections générales du 10 décembre) |
1974 | Démission du second gouvernement Tanaka |
1976 | Février - Implication dans le scandale des avions Lockheed vendus à la compagnie aérienne ANA Juillet - Arrestation pour avoir accepté des pots-de-vin de la Lockheed Août - Libération sous caution |
1985 | Hospitalisation à la suite d’une attaque cérébrale |
1990 | Retrait de la vie politique |
1992 | Visite en République populaire de Chine à l’occasion du 20ème anniversaire de la normalisation des relations sino-japonaises |
1993 | Décès à Tokyo, le 16 décembre |
(D’après un article original en japonais du 27 mars 2014. Photographie du titre : Jiji Press—Tanaka Kakuei en juillet 1972 lors d’une conférence de presse donnée après son élection en tant que 27ème président du PLD.)