La stratégie sécuritaire du Japon : vers un pacifisme proactif

Politique

Kitaoka Shin’ichi [Profil]

La fin de l’année 2013 a été marquée par une évolution de la stratégie sécuritaire du Japon, avec notamment la création du Conseil de sécurité nationale (NSC) et l’élaboration d’une Stratégie de sécurité nationale (NSS). Kitaoka Shinichi, président de l’Université internationale du Japon, a participé à ce processus, sur lequel il nous apporte son éclairage.

Vers un réexamen de la Constitution sur le droit de légitime défense collective

A l’avenir, un débat reste encore à mener : celui du Comité consultatif sur la reconstruction de la base juridique de la sécurité. Le premier ministre Abe, en plus des quatre thématiques étudiées en 2007, a demandé à ce groupe de débattre aussi d’autres points qui nécessiteraient son attention en matière de fondements légaux de la sécurité nationale. Un certain nombre de débats sont ainsi en cours. Parmi eux, le plus important est celui qui porte sur le réexamen de l’interprétation de la Constitution sur le droit de légitime défense collective.

A la base, les nombreux problèmes légaux liés à la sécurité nationale viennent du maintien en l’état d’un article de la Constitution japonaise, exceptionnel au niveau mondial, qui affirme qu’« il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre » (article 9-2).

Lors de l’élaboration de la Constitution, en 1946, le gouvernement prônait le renoncement total à un potentiel de guerre. Cependant, avec l’ouverture de la guerre de Corée en 1950, l’adoption du traité de San Francisco en 1951 et l’indépendance retrouvée du Japon en 1952, il a été nécessaire de modifier ce renoncement total. Dans ce contexte, en 1954, le gouvernement a considéré qu’en tant qu’Etat de droit, il était normal de disposer d’une force armée minimale et que l’article 9-2 de la Constitution ne l’interdisait pas. Cette interprétation, qui n’a pas été remise en cause par la Cour suprême, s’est imposée.

Dans le même temps, alors qu’il insistait sur cet aspect « minimal », le gouvernement défendait une interprétation du texte fondamental reconnaissant le droit à la défense individuelle mais pas celui à la défense collective. C’est-à-dire que le Japon peut se défendre s’il est envahi, mais ne peut pas se porter au secours d’une nation amie dans le cas où celle-ci serait envahie. Alors que le droit de légitime défense collective est clairement inscrit dans l’article 51 de la Charte des Nations unies, dans le traité de paix de San Francisco ainsi que dans l’ancienne et la nouvelle version du traité de sécurité nippo-américain (1951 et 1960), cette interprétation plus qu’étonnante a jusqu’à maintenant prévalu.

A l’origine, le droit de légitime défense collective, proposé au cours de l’élaboration de la Charte des Nations unies par les nations d’Amérique centrale et latine, établit qu’une attaque contre un pays équivaut à une attaque contre l’ensemble des alliés de ce pays, afin de permettre aux petites et moyennes nations de se protéger entre elles pour assurer leur sécurité. La protection mutuelle entre pays se faisant confiance permet de prévenir les conflits, il s’agit donc d’une forme d’autodéfense. L’interprétation qui voit dans ce droit à la défense collective un plus grand danger que dans la défense individuelle est erronée, en cela qu’elle ne tient pas compte de la force préventive du droit à la défense collective.

Les problèmes soulevés par l’interprétation actuelle du droit à la défense

La définition du droit à la défense, parce qu’elle a été bizarrement dévoyée, pose divers problèmes. Pour prendre un exemple concret, dans le cadre des actions de maintien de la paix, l’usage des armes n’étant fondamentalement autorisé que pour se défendre, les troupes détachées ne sont autorisées ni à utiliser le minimum d’armement requis pour mener à bien leur mission, ni à utiliser l’armement nécessaire à protéger les troupes d’autres nations.

Le problème dans ce cas réside dans une compréhension erronée de l’article 9-1 de la Constitution. Cet article interdit l’usage de la force armée pour la résolution des conflits internationaux. Cependant, les conflits internationaux dans ce cas désignent les conflits armés entre le Japon et un autre pays, tels que définis par le Pacte Briand-Kellogg (pacte de Paris). Ce texte n’interdit pas l’usage des armes, notamment dans le cadre des actions de maintien de la paix. D’ailleurs, ce qu’interdit l’article 9-1 de la Constitution, c’est l’usage de la force armée, et non l’usage des armes. Réviser cette interprétation erronée de l’article 9-1 en accord avec les standards internationaux devrait permettre de résoudre instantanément les problèmes d’utilisation des armes dans le cadre des actions de maintien de la paix abordés dans les thématiques 3 et 4 débattues par le comité consultatif de 2007, comme évoqué plus haut. C’est sur de tels points que porte le réexamen de l’interprétation de la Constitution que nous proposons.

Un autre problème est celui de l’interprétation faite par le Bureau de la législation du cabinet, qui considère que le droit à la défense collective dépasse le droit à la défense individuelle, et qu’il n’est pas autorisé. Si un pays étroitement lié au Japon fait l’objet d’une attaque illégitime et qu’il demande l’aide du Japon et si, de plus, la non-intervention fait courir d’importants risques à la sécurité japonaise, le Japon doit sans aucun doute aider ce pays, quitte à recourir à la force. En matière de sécurité, un tel cours d’action est évident. Le droit à la défense collective est en partie inclus dans le « minimum requis » invoqué par le Bureau de la législation du cabinet : c’est une autre raison pour laquelle nous voulons réviser l’interprétation de la Constitution.

Parmi les autres problèmes, évoquons le fait qu’alors que le droit à la défense individuelle est considéré comme constitutionnel, en réalité, son cadre législatif est insuffisant. Par exemple, si le Japon fait l’objet d’une offensive armée, il est possible de donner l’ordre aux FAD de défendre le territoire, mais l’offensive armée en question doit être une invasion organisée et préméditée. La réaction à apporter à toute autre offensive de moindre envergure ne répondant pas à ces critères n’est pas déterminée, sauf au niveau de la police.

Pour répondre à ces problèmes, certains sont d’avis qu’il faut non pas modifier l’interprétation de la Constitution mais réviser la Constitution elle-même ; or, la Constitution du Japon est un texte très protégé, extrêmement difficile à réviser. Aux termes de l’article 96-1, une révision ne peut être soumise qu’après accord à la majorité des deux tiers des deux chambres, et doit être de plus acceptée par référendum par plus de la moitié des Japonais. Jusqu’à aujourd’hui, le texte fondamental n’a jamais été révisé, ni même une proposition de révision étudiée. Modifier le texte régissant la révision de la Constitution prendrait au moins dix ans. Au vu de la dégradation de l’environnement sécuritaire du Japon, il n’est guère possible d’y consacrer un tel temps et, de plus, comparé au changement d’interprétation de 1954, c’est-à-dire du passage de l’interdiction de maintenir un potentiel de guerre à la possibilité de maintenir le « niveau minimal requis », reconnaître à notre pays le droit de légitime défense collective n’est qu’une évolution mineure. C’est précisément la raison pour laquelle le Comité consultatif considère inutile une révision de la Constitution et suffisant un changement d’interprétation.

Le Comité consultatif est toujours actif, mais il souhaite soumettre ses propositions vers le mois de mars 2014. Par la suite, sur cette base, le gouvernement devrait modifier l’interprétation de la Constitution sur le droit de légitime défense collective, entre autres, puis soumettre les propositions législatives nécessaires et intégrer ces changements à la révision des directives nippo-américaines de coopération pour la défense attendue pour 2014 comme convenu au sein de la conférence de haut niveau pour la diplomatie et la sécurité nippo-américaine (Comité consultatif nippo-américain sur la sécurité, 2 plus 2).

Le Japon, en marche vers le niveau d’un pays normal

Comme on le comprend, qu’il s’agisse du NSC, de la NSS ou du droit de légitime défense collective, par quelques simples modifications à sa stratégie sécuritaire, le Japon tente seulement de s’approcher du niveau des autres pays du monde.

Puisque malgré tout, des inquiétudes subsistent sur une éventuelle militarisation du Japon, ajoutons quelques précisions.

En tant que chercheur spécialisé dans l’histoire de la politique et la diplomatie japonaises, j’ai eu l’occasion de résumer en cinq points les causes qui ont présidé au développement militaire du Japon avant la guerre. Les voici : 1/ existence d’une pensée selon laquelle l’expansion géographique du Japon lui permettrait d’assurer sa sécurité et sa prospérité (marchés et ressources naturelles), 2/ sous-estimation de la puissance militaire du pays visé (Chine), 3/ sous-estimation des sanctions internationales, 4/ faiblesse de la main-mise du gouvernement sur l’armée et 5/ restriction de la liberté d’expression.

A tous points de vue, la situation actuelle est extrêmement différente. Premièrement, dans le Japon actuel, aucune voix ne réclame d’expansion géographique et il est clair pour tous que la prospérité du pays s’appuie sur la stabilité de l’ordre mondial. Il est impensable que le Japon nuise à cet ordre. Deuxièmement, pratiquement personne ne sous-estime la puissance de l’armée populaire chinoise, équipée entre autres de l’arme nucléaire et de missiles balistiques intercontinentaux, en bonne partie tournés vers le Japon. Troisièmement, un pays développé comme le Japon, dont les ressources et les marchés dépendent de l’étranger, serait clairement écrasé par des sanctions internationales. Quatrièmement, le contrôle du premier ministre sur l’armée est extrêmement puissant et, cinquièmement, la liberté d’expression est aujourd’hui plus que garantie. La loi sur le secret d’Etat est critiquée par certains comme un retour au Japon d’avant-guerre, mais c’est parfaitement absurde.

Au contraire, le pays qui réunit ces cinq éléments est la Chine. La Chine continue son expansion territoriale à la recherche de ressources naturelles et à la gloire de l’Etat, et se sent de plus en plus confiante dans sa puissance militaire. En tant que membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies disposant d’un droit de veto, les sanctions internationales peuvent difficilement l’affecter. De plus, les relations entre le gouvernement et l’armée sont étroites, et la liberté d’expression comme la loi sont régulièrement enfreintes. Ce sont précisément ces raisons qui inquiètent le Japon.

Nous avons vu quelles sont les évolutions de la stratégie japonaise en matière de sécurité nationale. Chacune d’entre elles est légitime, et les critiques s’inquiétant d’une éventuelle militarisation du Japon sont infondées. Ces évolutions, qui constituent de minuscules mais importantes avancées vers une stratégie sécuritaire plus normale, doivent être appréciées à leur juste valeur.

Photo de titre : les FAD apportent une aide médicale aux victimes du typhon Haiyan (17 novembre 2013, aéroport de Tacloban, île de Leyte, Philippines. Bullit Marquez/AP Photo/Aflo)

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Kitaoka Shin’ichiArticles de l'auteur

Professeur au Collège doctoral de recherche politique (GRIPS). Président de l’Université internationale du Japon. Spécialiste de l’histoire de la politique et de la diplomatie japonaises. Né en 1948. Docteur en droit de l'Université de Tôkyô. A été professeur à l'Université Rikkyô et à l’Universiuté de Tokyo ainsi qu’ambassadeur (vice-représentant permanent du Japon) aux Nations unies. Parmi ses ouvrages récents, figurent Nihon seiji no hôkai : Daisan no haisen o dô norikoeru ka (L’effondrement de la politique japonaise : comment surmonter la troisième défaite du Japon) et Kanryôsei to shite no Nippon Rikugun (L’armée impériale japonaise en tant que bureaucratie).

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