La zombification de l’agriculture japonaise

Politique Économie

L’engouement actuel du Japon pour l’agriculture ne tient pas compte du déclin des savoir-faire paysans. Le gouvernement a fait de ce secteur d’activité l’un des piliers de sa nouvelle stratégie de croissance, mais les réformes qu’il propose manquent de substance. Gôdo Yoshihisa, professeur à l’Université Meiji Gakuin, se penche ici sur la situation désespérée de l’agriculture japonaise.

Les fantasmes accélèrent la fragilisation de l’agriculture

Le déclin des savoir-faire pose un sérieux problème à l’agriculture japonaise. Mais les gens détournent le regard ; plutôt que de regarder les choses en face, ils préfèrent, comme je l’ai noté au début de cet article, s’enticher d’agriculture. Il n’est pas jusqu’au monde des affaires qui n’ait joyeusement épousé ce fantasme. On entend dire de tous côtés que l’agriculture japonaise a un bel avenir devant elle pour peu que le pays opte pour les exploitations à grande échelle, une déréglementation permettant aux entreprises d’entrer dans le secteur et un rapprochement avec le commerce et l’industrie. Les membres des milieux d’affaires se bousculent pour visiter les serres high-tech utilisant la lumière artificielle et l’hydroponie.

C’est dans la deuxième moitié des années 2000 que l’agriculture japonaise a commencé à faire l’objet de cet engouement. Le phénomène est apparu quand il est devenu clair pour tout le monde que l’industrie et le commerce japonais se trouvaient dans une impasse. Auparavant, les entreprises nippones s’étaient illustrées par leur croissance rapide et les éloges dithyrambiques qu’elles recueillaient dans le monde entier. Mais une période de récession prolongée s’est amorcée au début des années 1990, avec l’éclatement de la bulle. À l’avènement du nouveau millénaire, le programme de déréglementation et de réforme du premier ministre Koizumi Junichirô a focalisé les espérances, mais il a provoqué un excès de concurrence et d’autres problèmes qui ont perduré après la démission de M. Koizumi, survenue en 2006.

Dans le même temps, d’autres pays de l’Asie de l’Est ont commencé à gagner du terrain dans le secteur de l’industrie et du commerce et, en 2010, la Chine a enregistré un produit intérieur brut supérieur à celui du Japon, accédant par la même occasion au rang de deuxième puissance économique mondiale. Nous devons nous rendre compte que l’engouement des Japonais pour l’agriculture prend sa source dans le désir d’évasion de la réalité et la frustration ressentis par des personnes en quête d’un domaine, quel qu’il soit, dans lequel le Japon puisse se vanter de son succès.

Contrairement aux produits manufacturés, les produits agricoles ne se prêtent pas à la standardisation, et leur transport est en outre coûteux. Si bien qu’il peut s’écouler un certain temps avant que le marché agricole d’un pays ne soit envahi par les produits importés, même si l’agriculture de ce pays a perdu du terrain face à la concurrence. La compétitivité du secteur agricole de la Chine et d’autres pays a progressé à grands pas, mais ce phénomène n’est pas très visible au Japon. Dans les années 1930, les Japonais sont tombés amoureux d’une vision idéalisée de la Mandchourie (Nord-Est de la Chine), qu’ils concevaient comme une terre promise en ignorant tout de la réalité de la situation qui régnait sur place. Aujourd’hui, de façon similaire, les gens se sont entichés d’une vision idéalisée de l’agriculture japonaise sans connaître — et peut-être même sans vouloir connaître — la réalité des faits concernant ce secteur.

Aujourd’hui, le secteur japonais du commerce et de l’industrie n’a plus confiance en sa capacité d’affronter la concurrence internationale et — aussi surprenant que cela puisse paraître — ne manifeste pas beaucoup d’enthousiasme pour la libéralisation des échanges. Les entreprises qui misent sur la demande intérieure sont très désireuses de se faire une place dans l’agriculture et de nouer des liens avec des agriculteurs en vue de trouver des emplois pour leurs salariés en surnombre du fait du marasme qui affecte leur activité principale. Leurs opérations agroalimentaires montées à la hâte ont tendance à faire de piètres scores, mais ils s’y accrochent et cherchent à obtenir des subventions sous divers prétextes.

Le secteur commercial et industriel et le secteur agricole sont à mettre dans le même sac. Les chambres de commerce et d’industrie locales placardent maintenant des affiches hostiles à l’accord de libre-échange du Partenariat transpacifique (TPP) et favorables à un resserrement des liens avec l’agriculture. Lorsqu’on voit leurs bureaux, on pourrait même les prendre pour des coopératives agricoles. N’importe quel individu, même s’il n’a aucune expérience agricole, peut acheter les équipements nécessaires au travail de la terre et faire pousser quelque chose qui passera pour un produit agricole, pour peu qu’il ne se soucie pas de la qualité ou des dommages infligés à l’environnement. Et, pour le moins à court terme, il peut réussir à se maintenir en activité en faisant appel aux subventions, en invitant les consommateurs à des évènements qu’il organise, en utilisant la transformation des aliments pour donner à ses produits des saveurs à la mode et en les habillant d’atours publicitaire au stade de la vente. Mais ce processus ne fait qu’accélérer la détérioration des savoir-faire paysans, et saper un peu plus les fondements de l’agriculture japonaise.

Une politique qui tourne le dos à la réalité

La mode de l’agriculture est un phénomène dont les politiciens se félicitent. Il leur suffit de chanter les mérites de l’agriculture et de prôner la réforme agraire pour gagner des voix chez les électeurs urbains indépendants, aux oreilles desquels le mot « réforme » sonne bien. Dans le même temps, les entreprises qui se sont lancées dans l’agroalimentaire courent le risque d’enregistrer de fortes pertes ; leur faire une faveur en leur allouant des subventions au nom de la promotion des grandes exploitations et des liens entre l’agriculture et le secteur industriel et commercial offre aux politiciens un bon moyen de s’assurer le soutien dont ils ont besoin pour financer leurs campagnes et engranger les suffrages des groupes organisés.

Voilà pourquoi les politiciens, les dirigeants d’entreprises, les cultivateurs et les consommateurs sont tous parties prenantes dans l’engouement pour l’agriculture, qui leur sert de palliatif. Ce microcosme est le reflet du désir d’évasion de la réalité qui caractérise la société japonaise d’aujourd’hui.

Le premier ministre Abe Shinzô a fait de la promotion de l’agriculture l’un des piliers de sa nouvelle stratégie de croissance, et il a mis en place deux grandes initiatives politiques en ce domaine : (1) abolition du dispositif de réduction des surfaces dédiées à la riziculture (contrôle de la production de riz) et (2) création d’institutions intermédiaires pour la gestion des exploitations agricoles (crédits fonciers agricoles). Mais le programme de réduction des surfaces a été effectivement aboli il y a dix ans. Et des dispositifs fonctionnant sur le même modèle que les crédits fonciers agricoles existent depuis plus de quarante ans, grâce auxquels des agriculteurs motivés peuvent louer des terres appartenant à des gens qui ont cessé leur activité agricole ou des parcelles laissées à l’abandon. Le gouvernement va sans doute faire du battage autour de ces deux initiatives en bricolant les réglementations existantes. Ce genre de pose réformiste suffit pour alimenter l’engouement des citadins pour l’agriculture, sans qu’ils éprouvent le besoin de comparer les dispositifs issus des « réformes » avec ceux qui étaient déjà en place.

Cette mise en scène d’une réforme de la politique agricole va générer encore plus de complexité au sein du système des subventions et des textes de loi régissant l’agriculture. Il est en outre inquiétant que le gouvernement Abe se propose d’augmenter les subventions allant à la production de riz de mauvaise qualité destiné à l’alimentation animale et d’assouplir les réglementations faisant obstacle à l’usage des terres agricoles par les non exploitants agricoles. Ces mesures ne feront qu’encourager l’entrée dans ce secteur d’activités de personnes et d’entreprises dénuées de savoir-faire agricoles (qui risquent donc d’avoir un impact négatif sur les agriculteurs du voisinage) et incapables de fonctionner en harmonie avec l’environnement naturel comme de produire autre chose que des denrées de mauvaise qualité. L’agriculture japonaise s’est engagée sur un chemin où des agriculteurs non qualifiés vont produire des denrées qui passeront pour des produits agricoles grâce à des subventions qui leur permettront de joindre les deux bouts et en ayant recours aux recettes magiques de la transformation alimentaire et aux artifices de la publicité pour vendre leurs produits.

Références

Gôdo Yoshihisa. Shûnô sanka ga wakamono o kowasu (L’éloge des métiers de l’agriculture peut ruiner les jeunes). Neppû, Septembre 2013.

Gôdo Yoshihisa. Nihon nôgyô e no tadashii zetsubôhô (La bonne façon de désespérer de l’agriculture japonaise). Shinchôsha, 2012.

Escape to Dreamland—Manchuria in the Past, Farming Today. Japan in Their Own Words (English-Speaking Union of Japan), 4 décembre 2011.

Japan’s Commercial-Industrial Sector Poses Greater Obstacle to Trade Liberalization than the Agricultural Sector. Japan in Their Own Words, 7 septembre 2011.

Realistic Land Survey Must Be the Basis of Agricultural Policy Reform. Japan in Their Own Words, 30 juin 2011.

 

Photo de titre : le premier ministre Abe Shinzô au volant d’une machine à planter le riz lors de la visite d’une société agricole de Sendai, dans la préfecture de Miyagi, le 12 mai 2013 (Jiji Press)

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