Où va la presse japonaise ?
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En août dernier, l’annonce du rachat du Washington Post par Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a fait couler beaucoup d’encre. Mais ce n’était pas la première fois qu’un grand journal américain changeait de main puisque le Wall Street Journal fait aujourd’hui partie de News Corp, le groupe de Rupert Murdoch, tandis que le Los Angeles Times et le Philadelphia Inquirer ont de nouveaux propriétaires.
Au Japon cependant, les fusions ou les faillites de journaux sont très rares. Cela signifie-t-il que la presse japonaise n’a aucun souci à se faire ? Cet article, qui traite des spécificités et des tendances des quotidiens japonais, fait le point sur cette question.
Les revenus publicitaires baissent mais les ventes se maintiennent
Considérons d’abord l’évolution du chiffre d’affaires (figure 1). Celui de la presse japonaise ne connaît pas la même baisse que ceux de l’étranger. Culminant en 1997 à 2529,4 milliards de yens, il était en 2011 inférieur à 80 % de cette somme.
Cette diminution est pour l’essentiel due à celle des revenus publicitaires qui représentent environ 30 % du total (contre 80 % aux États-Unis). Les revenus des ventes (majoritairement par abonnement), autour de 60 % du total, eux, baissent légèrement mais se maintiennent à plus de 90 % de ce qu’ils étaient en 1997. Les tirages de chaque organe de presse le montrent plus nettement encore. Le plus grand d’entre eux, le Yomiuri Shimbun, annonce un peu moins de 10 millions d’exemplaires, et l’Asahi Shimbun, au deuxième rang, un peu moins de 8 millions. Il est à noter que contrairement aux Etats-Unis, les journaux régionaux sont indépendants et ne font généralement pas partie d’un groupe. Leur diffusion est telle qu’ils sont pour la plupart lus par plus de 50 % des habitants de leur préfecture, et beaucoup atteignent même plus de 60 %.
Ainsi, on voit qu’au Japon les revenus publicitaires ont baissé après la récession consécutive à la faillite de Lehman Brothers (septembre 2008), mais que les ventes ont peu diminué. Les Japonais continuent à lire le journal. Pourquoi ?
Des réseaux de vente à l’échelle nationale et une culture née du portage à domicile
La principale raison est qu’au Japon les quotidiens ne se contentent pas d’apporter des informations. Pour les Japonais d’un certain âge, ils sont une partie intégrante de leur vie. La première chose que beaucoup de Japonais font le matin est d’aller chercher le journal dans la boîte aux lettres. En fin de journée, ils vont y prendre l’édition du soir, et lisent ce qui s’est passé dans la journée (les quotidiens régionaux connaissent cependant une baisse des ventes de leur édition du soir). Cela témoigne du goût des Japonais pour la chose écrite et montre aussi une autre réalité : grâce à un réseau de portage à domicile qui couvre l’ensemble du territoire, les quotidiens font partie du quotidien des habitants, de leur culture.
Le réseau de portage signifie aussi qu’il y a dans le pays près de vingt mille centres de ventes de journaux. Beaucoup ont un contrat exclusif avec un journal ; chacun d’entre eux a son propre territoire et se donne beaucoup de mal pour s’attacher une clientèle fidèle. La distribution de prospectus publicitaires insérés à l’intérieur des journaux leur procure des revenus annexes et renforce l’intérêt qu’ils ont à travailler avec les journaux. Ce système s’est révélé très efficace pour vendre des journaux.
Ainsi, la presse a établi un réseau de ventes qui couvre l’ensemble du pays, et aujourd’hui encore près de 95 % du tirage de chaque journal est porté à domicile. Le développement de ce service de portage approfondi est unique au monde. Même en Allemagne, pays ayant une superficie similaire à celle du Japon, où le portage à domicile est bien installé, il ne représente que 70 % du marché total des journaux.
Une arme efficace : un service attentif au niveau local, basé sur le sens de l’obligation
Les journaux japonais sont cependant moins des « journaux d’opinion » que les journaux européens dont la coloration politique est plus affirmée. Dans la majorité des cas, les lecteurs choisissent leur quotidien pour des raisons qui relèvent d’une relation d’obligation, par exemple parce que c’est celui que l’on a toujours lu dans leur famille, ou parce que le gérant du centre de ventes est une de leurs connaissances.
Il y avait autrefois au Japon beaucoup de « jeunes des journaux », des jeunes garçons ou des jeunes filles logés par le centre de ventes, qui portaient les journaux en poursuivant leurs études. Il s’agissait souvent de jeunes de la campagne venus poursuivre leurs études en ville. Les journaux payaient leurs frais de scolarité, leur versaient de quoi couvrir leurs dépenses quotidiennes tout en leur offrant un toit. Aujourd’hui, chez les plus de 50 ans, particulièrement chez ceux qui viennent de la campagne, les journaux conservent l’image d’alliés de la jeunesse à qui ils permettent de réaliser leurs rêves.
Mais les jeunes ont de nos jours des opportunités de jobs d’appoint plus vastes, et dans les années 90 les étudiants ne représentaient plus qu’un quart des porteurs. Les centres de ventes des journaux ont assumé d’autres rôles dans les régions isolées où progresse le vieillissement démographique : ils rendent visites aux personnes âgées isolées, prêtent des chaises roulantes, assistent en d’autres termes leurs clients au quotidien. Ces centres cherchent un moyen d’assurer leur survie. Les journaux ont eu depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale un rôle dans la société qui allait au-delà de leur mission d’informations, compensant en partie les services sociaux non fournis par le gouvernement ou les collectivités locales.
De cette manière ils se sont ancrés dans le quotidien des Japonais et leur culture. Bénéficiant de la confiance de la société locale, ils ont su s’assurer un lectorat fidèle.
La génération numérique ne revient pas au papier
Même si les journaux japonais paraissent jouir de stabilité puisqu’ils sont soutenus par un lectorat fidèle, je ne crois pas qu’ils peuvent envisager l’avenir avec optimisme. Au contraire, ce qui me paraît caractériser le présent est que le futur est d’autant moins lisible que leur activité est aujourd’hui stable.
Comprendre pourquoi est aisé : au Japon comme en Occident, leur diffusion diminue à cause des progrès d’Internet et des téléphones portables. Dans l’université où j’enseigne, les étudiants, surtout ceux qui vivent seuls, ne lisent pas le journal. Les jeunes sont prêts à payer un abonnement de portable mais pas pour un journal.
La figure 2 illustre ce phénomène. Les chiffres proviennent d’une étude réalisée en 2005 et en 2010 par le NHK Broadcasting Culture Research Institute et portent sur le temps passé par les hommes à lire un journal ainsi que sur Internet. En 2010, ceux de la classe d’âge 20 à 29 ans ne passaient que quatre minutes par jour à lire le journal mais 68 minutes sur Internet. L’étude montre qu’en 2010, le temps que les trentenaires passaient à être connecté à un journal n’avait pas progressé par rapport à celui de la tranche d’âge 20-29 ans en 2005.
Il y a peu de temps encore, on pensait les jeunes qui trouvaient du travail et commençaient à se sentir à l’aise et responsables s’abonnaient à un journal. Mais cette idée n’a plus cours même dans le paradis des quotidiens qu’est le Japon. On peut en conclure que les jeunes qui ont grandi dans l’ère du numérique ne reviendront pas au papier.
Une vision confuse de la sortie du papier
Les journaux prennent différentes initiatives vis-à-vis de ce désintérêt des jeunes pour eux, mais aucune d’entre elles ne semble décisive. Il ne faut pas non plus oublier que les gestionnaires de journaux, parce qu’ils dépendent tant du papier qui passent par leurs innombrables centres de ventes, se montrent négatifs vis-à-vis de la transition vers le numérique qu’ils suivent avec une grande attention.
J’ai interviewé de nombreux cadres dirigeants de journaux sur leur stratégie numérique. « Si nous cherchions aujourd’hui à promouvoir le passage au numérique, les centres de ventes s’y opposeraient assurément. » m’ont-ils tous répondu.
C’est ainsi que le Yomiuri Shimbun, qui s’enorgueillit d’avoir 10 millions de lecteurs, ne peut utiliser une version numérique payante pour ceux qui n’achètent pas la version papier. L’Asahi Shimbun et le Nihon Keizai Shimbun (Nikkei) ont choisi une formule d’abonnement papier/Internet, et ne sont pas favorables à un abonnement Internet seul, qui dans leur cas, coûte presque autant que celui à la version papier. Beaucoup des journaux de province n’ont pas encore lancé de version numérique, et n’envisagent leur contenu Internet que comme une mise en appétit qui incite ceux qui la voient à acheter le journal papier.
Je conclurai en disant que la presse japonaise est un exemple de succès conforme au modèle traditionnel basé sur la demande intérieure. Il a pu grandir car il a su y répondre parfaitement. Ce modèle continue à fonctionner aujourd’hui, presque sans aucun changement. Dans les autres pays avancés, à commencer par les Etats-Unis, les business models sont en cours d’actualisation, avec des faillites et des fusions.
A quel moment cette actualisation se fera-t-elle au Japon ? Comment dans cinquante ans, au milieu du XXIe siècle, se sera développé le média connu sur le nom de « journal » dans la société créée par la nouvelle génération numérique ? Cachée dans l’ombre de son grand succès au siècle passé, la vision de l’avenir des journaux japonais n’est pas encore distincte.
(D’après un original écrit en japonais le 20 septembre 2013)