Les problèmes spécifiques du système de l’emploi japonais
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Les problèmes spécifiques de l’emploi et du travail que connaît le Japon à l’heure actuelle sont tous liés à la nature particulière du système de l’emploi japonais, qu’il s’agisse de la façon très spéciale dont les étudiants cherchent du travail, du déséquilibre entre activité professionnelle et vie privée dont souffrent les « employés permanents », ou des difficultés qui vont de pair avec les « emplois précaires ».
Le système de l’« emploi fondé sur l’adhésion »
Le terme « employé permanent » s’applique en général à des personnes qui travaillent directement pour l’entreprise qui les a embauchées et bénéficient d’un emploi à plein temps pour une durée indéterminée. Mais au Japon il a un sens différent dans la mesure où l’Article 8 de la Loi sur le travail à temps partiel stipule que pour qu’un « emploi soit permanent, il faut que son contenu et sa localisation puissent changer durant toute la durée et jusqu’à la fin du contrat de travail ». Les contrats de travail japonais donnent d’ailleurs rarement une description des tâches que doit effectuer l’employé, et même quand c’est le cas, les employeurs ont toujours la possibilité de les modifier en vertu de la législation du travail.
L’« emploi permanent » à la japonaise va de pair avec une absence de limite en matière de tâches, de nombre d’heures ou de lieu de travail. Les patrons peuvent effectuer tous les changements qui leur conviennent. Les travailleurs qui ont le statut d’« employé permanent » deviennent membres de la « communauté » que constitue l’entreprise qui les a embauchés. Ils ont un « emploi fondé sur l’adhésion ». Cette forme d’emploi diffère grandement de celle qui existe dans les autres pays, à savoir l’« emploi basé sur le poste de travail », où les tâches, le nombre d’heures et le lieu de travail sont en général limités. Dans le système japonais de l’emploi fondé sur l’adhésion, les employés n’ont pas le droit de refuser d’effectuer des tâches, de faire des heures supplémentaires ou de changer de lieu de travail. La Cour suprême a d’ailleurs donné entièrement son aval à cette façon de faire.
En revanche, les « employés permanents » japonais ne risquent guère de perdre leur emploi pour cause de « poste en surnombre » comme c’est très souvent le cas dans les pays occidentaux. Quand le contrat de travail précise les tâches de l’employé et son lieu de travail, l’employeur ne peut pas les modifier sans le consentement de l’employé. De même, celui-ci ne peut pas exiger de son patron qu’il le transfère à un autre poste lorsque son emploi cesse d’exister. Pour faire une telle demande, l’employé doit autoriser son employeur à le changer de poste. En d’autres termes, en acceptant l’absence de limites en termes de tâches, de nombre d’heures et de lieu imposée par leur contrat de travail, les employés permanents japonais qui « adhèrent » à leur entreprise augmentent leurs chances de conserver leur emploi. Si leur poste n’a plus de raison d’être, ils sont censés être affectés à un autre, dans la même firme. C’est ainsi que fonctionne le fameux système japonais de l’« emploi à vie ».
Outre le contrat de travail d’« employé permanent », qui donne toute latitude à l’employeur en matière de tâches, de nombre d’heures et de lieu de travail, le système de l’emploi japonais se signale aussi par une forme de recrutement radicalement différente de celle des pays occidentaux. Au lieu de rechercher des travailleurs ayant les qualifications adéquates pour une tâche spécifique, les entreprises japonaises préfèrent en effet procéder à un recrutement annuel massif de jeunes diplômés tout frais émoulus de l’université – jusqu’à une certaine époque elles embauchaient même les lycéens dès la fin de leurs études secondaires – auxquels elles demandent de déposer leur candidature avant la fin de l’année scolaire de façon à pouvoir choisir ceux qui sont susceptibles d’accomplir les tâches qu’elles entendent leur assigner. C’est une pratique qui n’existe dans aucun autre pays.
Ce type de recrutement ne permet pas aux entreprises japonaises de juger des capacités de leurs futurs employés d’après leurs qualifications ou d’autres critères objectifs, comme c’est en général le cas dans le reste du monde. Les employeurs ne peuvent évaluer les candidats qu’en fonction de leur « enthousiasme » et de leurs « aptitudes ». A l’heure actuelle, les étudiants japonais se lancent dans la recherche d’un travail – ou plus exactement d’un « emploi permanent » dans une entreprise – plus d’un an avant la fin de leurs études.
La multiplication rapide des emplois précaires
Dans le système de l’emploi à la japonaise, ceux qui réussissent à se faire embaucher comme « employé permanent » doivent accepter de travailler sans limites de tâche, de nombre d’heures ou de changement de lieu. Mais si leur poste n’a plus de raison d’être, ils peuvent compter sur leur employeur pour leur trouver un autre emploi au sein de l’entreprise. Il y a une vingtaine d’années, ce pacte social entre la main-d’œuvre et le patronat était largement admis par les Japonais et rares étaient ceux qui s’en plaignaient. Mais à partir des années 1990, les entreprises ont commencé à réduire le nombre de leurs employés à vie à une petite élite en recrutant de moins en moins de jeunes. Depuis lors, les nouveaux diplômés, qui jusque-là espéraient trouver un « emploi permanent » au sortir de l’université, doivent bien souvent se rabattre sur des emplois précaires mal payés, avec une sécurité de l’emploi très limitée voire inexistante.
Bien entendu, les emplois précaires existaient déjà avant les années 1990, mais ils se limitaient pour l’essentiel aux travaux à temps partiel effectués par les femmes au foyer désireuses d’arrondir la paye de leur époux et à des emplois temporaires pour les étudiants. Ils n’ont posé aucun problème du point de vue social jusqu’au jour où ils sont devenus la principale source de revenu des jeunes générations. Du fait que le recrutement des employés permanents est pratiquement limité aux nouveaux diplômés de l’année, ceux qui ont obtenu leur diplôme après le début de « l’ère glaciaire de l’emploi » sans réussir à se faire aussitôt embaucher comme « employé à vie » ne trouvent plus ensuite que des « emplois précaires » dans lesquels ils restent confinés même quand ils atteignent l’âge mûr. La situation s’est donc considérablement détériorée. La proportion d’employés précaires dans la population active japonaise est actuellement de près de 40 % alors qu’elle était auparavant inférieure à 20 %.
Pour faire face à ce problème, les autorités ont procédé en août 2012 à un amendement de la Loi sur les contrats de travail stipulant que ceux qui ont travaillé avec un contrat à durée déterminée (CDD) renouvelé sur une période de cinq ans peuvent bénéficier d’un contrat à durée indéterminée (CDI). Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils deviennent des « employés permanents ». Bien qu’ils soient en CDI, les tâches, le nombre d’heures qu’ils doivent effectuer et leur lieu de travail sont bien définis. De ce point de vue, ils bénéficient du même statut que les travailleurs occidentaux embauchés pour un travail précis.
De l’« emploi à vie fondé sur l’adhésion » à l’« emploi basé sur le poste de travail »
Nous allons maintenant examiner de plus près les effets de la généralisation de l’« emploi régulier basé sur le poste de travail ». Cette nouvelle forme d’emploi est censée assurer un revenu minimum régulier et une certaine garantie de l’emploi à la génération qui devra désormais se contenter d’un emploi précaire même quand elle arrivera à l’âge mûr. Dans la mesure où ce type d’employé n’a aucun espoir de retrouver un emploi au sein de son entreprise quand son poste perd sa raison d’être, il ne peut pas échapper aux compressions de personnel. Pour soutenir cette catégorie de travailleurs au niveau macro-social, il faudrait donc que le Japon adopte un système de marché du travail externe qui permette de transférer les employés d’une entreprise à l’autre, un système qui jusqu’à présent est extrêmement peu développé dans l’Archipel. Dans ce contexte, il est particulièrement urgent de mettre au point un dispositif de certification des compétences professionnelles qui soit valable dans toutes les entreprises.
L’existence du statut d’employé régulier basé sur le poste de travail serait par ailleurs une bonne nouvelle pour tous ceux qui ont accepté à contrecœur un emploi permanent sans limites de tâches, de nombre d’heures et de lieu de travail, dans la mesure où il serait plus intéressant pour eux qu’un emploi précaire. Ce statut assurerait en effet un emploi relativement stable permettant de mieux équilibrer activité professionnelle et vie privée à ceux qui en bénéficieraient, en particulier les personnes qui ne peuvent pas dévouer entièrement leur existence à leur entreprise comme les femmes qui ont des enfants et n’avaient jusqu’à présent pas d’autre choix que l’emploi à vie ou l’emploi précaire.
Cependant le modèle de l’emploi permanent à la japonaise reste très solidement ancré dans les mentalités et les propositions récentes en faveur d’un emploi régulier basé sur le poste de travail ont suscité une vive opposition chez les syndicats et les partis politiques qu’ils soutiennent. Cette réaction s’explique non seulement par une réticence à changer le statu quo mais aussi par des motifs d’ordre logique.
L’idée d’un statut d’employé régulier basé sur le poste de travail a été proposée, il y a quelques années, par le ministère dont relève la gestion de l’emploi. À l’époque, elle n’a suscité pratiquement aucune réticence. Mais peu après le retour au pouvoir du parti libéral-démocrate (PLD) et la formation du second cabinet du Premier ministre Abe Shinzô, en décembre 2012, le gouvernement a créé un Conseil pour la réforme de la réglementation et un Conseil pour la compétitivité industrielle. Les membres issus des milieux d’affaires de ces deux organes, en particulier le second, ont alors proposé de donner aux patrons une plus grande liberté pour licencier leurs employés. Et le statut d’employé régulier basé sur le poste de travail est apparu comme une alternative au système actuel de l’emploi à vie. C’est ce qui explique en partie la méfiance des syndicats vis-à-vis de cette initiative.
Bien que le rapport fourni par le Conseil pour la réforme de la réglementation n’y fasse pas la moindre allusion, on sait par le compte-rendu des débats qui s’y sont déroulés que certains de ses membres ont, à plusieurs reprises, demandé à ce que le manque d’efficacité puisse constituer un motif de licenciement des travailleurs exerçant un emploi régulier basé sur le poste de travail, même quand leur poste continue d’exister. L’autorisation de licencier un employé pour manque d’efficacité est un problème distinct de celui de la mise en place d’un statut de l’emploi régulier basé sur le poste de travail, et il est tout à fait normal que ce nouveau système fasse l’objet d’une controverse s’il sert de prétexte à l’adoption de mesures d’un autre ordre.
Quoi qu’il en soit, les discussions sur ce nouveau type d’emploi ne sont pas, dans l’ensemble, allées très loin. Les organisations syndicales et de nombreux partis de l'opposition ont manifesté leur désaccord vis-à-vis du principe de licenciement pour cause de « poste en surnombre » en ce qui concerne les travailleurs dont le poste a cessé d’exister, un argument fondé sur une logique typiquement japonaise qui serait parfaitement hors de question dans les pays occidentaux, même dans les syndicats.
Le modèle de l’emploi à vie et les emplois de misère
Je suis parfaitement conscient des problèmes que je viens d’évoquer, mais je n’en reste pas moins favorable au statut de l’emploi basé sur le poste de travail. Je pense même qu’il devrait, à plus ou moins long terme, devenir la norme pour la majorité des travailleurs japonais.
Le « bon vieux temps » de l’emploi garanti à vie mais sans aucune limite en termes de tâche, de nombre d’heures ou de lieu de travail est révolu. Il correspondait à une époque où il n’y avait le plus souvent qu’un revenu par foyer. Le mari subvenait aux besoins de son épouse et de ses enfants avec son seul salaire, et les femmes au foyer et les étudiants travaillaient à temps partiel pour arrondir les fins de mois. Cela fait déjà près de trente ans que le Japon a adopté la Loi sur l’égalité du droit au travail et il ne pourra pas indéfiniment continuer à s’en remettre à un modèle dépassé.
A l’heure actuelle l’Archipel est confronté à un grave problème social, celui des black kigyô (littéralement « entreprises noires ») qui proposent ni plus ni moins que des emplois de misère. Dans ce type d’entreprise, les employés sont en effet contraints d’effectuer des heures de travail interminables en étant soumis à des pressions physiques et morales constantes. Si ce genre d’abus est possible, c’est à cause du modèle de l’emploi à vie. Les « entreprises noires » appliquent le même principe d’absence de limite en termes de tâche, de nombre d’heures et de lieu de travail qui sont exigées traditionnellement en échange de la garantie de l’emploi à vie. Mais elles n’offrent bien entendu aucune sécurité de l’emploi. Le phénomène des emplois de misère proposés par les « entreprises noires » semble directement lié à l’attachement excessif des travailleurs japonais au modèle de l’emploi à vie au moment où le recrutement des employés permanents a considérablement diminué.
(D’après l’original écrit en japonais le 18 juin 2013)