Le mont Fuji et la culture japonaise

Culture Tourisme

Depuis les temps lointains de l’époque ancienne, le mont Fuji a toujours inspiré de l’admiration et du respect aux Japonais et il a servi de thème à de nombreuses œuvres picturales et littéraires. Pourquoi le Fujisan est-il si cher au cœur des Japonais ? C’est la question à laquelle Takashina Shûji, spécialiste de l’histoire de l’art et professeur émérite de l’Université de Tokyo, cherche à répondre dans les lignes qui suivent.

La Ville d’Edo et le mont Fuji

Du temps où la capitale du Japon se trouvait à Nara ou Kyoto, le mont Fuji n’était célèbre que de nom et il constituait une entité lointaine, située dans une province où la plupart des habitants de l’Archipel n’avaient jamais l’occasion de se rendre. Aujourd’hui, à Tokyo, quand le ciel est bien dégagé, on aperçoit parfois au loin la silhouette du mont Fuji entre les gratte-ciel. Mais cela reste l’exception, alors qu’à l’époque d’Edo la présence de cette montagne était quelque chose de familier pour la population d’Edo. Si les maîtres de l’estampe ont représenté le mont Fuji beaucoup plus grand qu’il n’était en réalité par rapport à la ville d’Edo, c’est bien parce que c’est ainsi que les habitants de la ville le percevaient. Au milieu du XVᵉ siècle, le seigneur de la guerre Ôta Dôkan (1432-1486) a bâti le château d’Edo dans ce qui n’était alors qu’un obscur petit village. Il aimait à contempler le mont Fuji depuis sa résidence comme en témoigne ce poème :

Ma retraite est entourée de pins
et proche de la mer.
De là, j’aperçois
la haute cime du mont Fuji
au bout de l’avant-toit.

Le Fuji faisait partie intégrante du paysage qu’avait en permanence sous les yeux le guerrier aux goûts raffinés qu’était Ôta Dôkan. Et quand une ville s’est développée autour du château d’Edo à partir de la fin du XVIᵉ siècle, il en est allé exactement de même pour ses habitants.

La série de gravures publiée sous le nom de Cent vues des lieux célèbres d’Edo de Hiroshige regroupe en fait cent dix-huit estampes de la main de l’auteur, auxquelles il faut ajouter la couverture et une estampe d’un autre artiste rajoutée après la mort de Hiroshige. On distingue clairement la silhouette du mont Fuji sur dix-neuf d’entre elles, à commencer par la première qui est intitulée Nihonbashi sous la neige par temps clair (Nihonbashi yukibare) et où l’on voit la silhouette étincelante de blancheur du Fuji se dresser à l’arrière-plan du pont Nihonbashi recouvert par de la neige fraîche. Depuis ce pont, qui se trouvait dans la ville basse, en plein cœur d’Edo, on avait une vue superbe sur le mont Fuji, et le troisième jour du premier mois de l’année se déroulait un rituel important appelé « premier Fuji de l’année » (hatsu fuji) parce qu’à cette occasion les habitants de la ville venaient y contempler la montagne. Dans une autre estampe des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo » intitulée
Le quartier de Suruga (Surugachō), Hiroshige a eu recours aux règles de la perspective occidentale pour donner plus de profondeur au paysage. Les lignes formées par la rue et les devantures de boutiques du premier plan convergent vers un même point au-dessus duquel on aperçoit la silhouette grandiose du mont Fuji pareil à un parapluie géant qui protégerait la ville. Cette vue d’Edo n’était pas due au simple fait du hasard. En effet, un grand nombre des rues de la ville étaient, comme celle-ci, orientées directement vers le Fuji, et le quartier de Suruga devait son nom à la province de Suruga (l’actuelle préfecture de Shizuoka), où se trouve le mont Fuji. Le nom de quantité d’autres quartiers d’Edo évoquait lui aussi le mont Fuji, ce qui contribue encore à prouver à quel point cette montagne était familière aux habitants de la ville. Certains de ces toponymes sont d’ailleurs encore en usage aujourd’hui, entre autres Surugadai et Fujimichô. Le mont Fuji a donc joué un rôle important dans la configuration de la « nouvelle ville » d’Edo telle qu’elle s’est développée après l’instauration du bakufu par Tokugawa Ieyasu en 1603.


Hiroshige. Nihonbashi sous la neige par temps clair, extrait des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo ».

Dès l’origine, les capitales japonaises, qu’il s’agisse de Heijôkyô (Nara) ou de Heiankyô (Kyoto), se sont nettement distinguées de celles de la Chine ou de l’Occident, dans la mesure où elles n’étaient pas entourées de remparts. Outre que leurs limites n’étaient pas marquées par une fortification, elles étaient également dépourvues de tout monument imposant comme les colonnes ou les arcs de triomphe que l’on voit en Europe et qui finissent par servir de point de repère et d’emblème. Les seuls repères qu’on y trouvait étaient constitués, non par des constructions créées de toutes pièces, mais par les montagnes des environs comme le Higashiyama dans le cas de Kyoto. À Edo, deux montagnes remplissaient cette fonction, le mont Fuji à l’ouest et le mont Tsukuba au nord. La ville a été planifiée conformément aux principes de la géomancie (feng shui(*2)), d’après lesquels il était de bon augure qu’une grande route s’ouvre à l’ouest de la ville ; cette route était le Tôkaidô qui partait du pont Nihonbashi et reliait Edo à Kyoto, et le mont Fuji, qui était visible depuis la ville, est devenu un point de repère. Depuis l’aube jusqu’au crépuscule, la population d’Edo contemplait le mont Fuji avec à la fois de l’orgueil et une crainte mêlée de respect, comme il est dit dans Querelle entre rivaux (Sayaate), la pièce de Kabuki de Tsuruya Nanboku IV (1755-1829) jouée pour la première fois en 1823 : « À l’ouest, le sommet du Fuji, au nord le mont Tsukuba comme s’ils rivalisaient d’élégance. »


Hiroshige. Le quartier de Suruga, extrait des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo ».

L’affection que les habitants d’Edo portaient au mont Fuji était telle qu’ils sont allés jusqu’à construire à l’intérieur de la ville des répliques en miniature appelées fujizuka (voir notre article lié). Avec le développement des croyances en rapport avec le Fuji, l’ascension de cette montagne a connu une grande vogue, qui a pris diverses formes. Les répliques en miniature étaient destinées à ceux qui n’étaient pas en mesure de gravir le véritable mont Fuji. Comparées à l’original, elles étaient minuscules, mais reproduisaient très fidèlement le parcours suivi par les pèlerins, si l’on en juge par le fujizuka qui est représenté sur l’estampe des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo » de Hiroshige intitulée Le nouveau Fuji de Meguro (Meguro shinfuji) : d’une hauteur d’environ quinze mètres, celui-ci comportait jusqu’à un portique shintô (torii) situé à sa base et un petit sanctuaire (appelé Sengen gû ou Sengen jinja) bâti à proximité de son sommet. Dans le quartier de Meguro, il y avait un autre Fuji miniature, plus ancien que le premier, et qui figure lui aussi sur l’une des « Cent vues des lieux célèbres », celle intitulée Le premier Fuji de Meguro (Meguro motofuji). Les deux fujizuka de Meguro étaient, à ce que l’on rapporte, tout autant fréquentés l’un que l’autre. Edo comptait au total sept répliques en miniature du mont Fuji, dont certaines existent encore aujourd’hui. De toute évidence, le mont Fuji faisait partie intégrante de la vie des habitants de la ville.


Hiroshige. Le nouveau Fuji de Meguro, extrait des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo ».


Hiroshige. Le premier Fuji de Meguro, extrait des « Cent vues des lieux célèbres d’Edo ».

(*2) ^ Conception de l’univers et méthode de divination d’origine chinoise fondée à la fois sur la théorie des cinq éléments (bois, feu, terre, métal et eau) et sur celle des deux pôles opposés du yin et du yang. ——N.D.L.R.

Suite > Les croyances liées au mont Fuji

Tags

voyage Mont Fuji montagne ukiyo-e estampe culture poème

Autres articles de ce dossier