« Qu’il est dur d’être un homme » : Tora-san, le Tokyoïte errant
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Au sortir de la station de Shibamata, au nord-est de Tokyo, on découvre une statue en bronze posée sur un socle de pierre, qui a l’apparence d’un colporteur modestement vêtu, une main dans la poche et l’autre pourvue d’une valise minable. Bien qu’il porte une veste, l’homme n’a rien à voir avec un salaryman typique de Tokyo, ne serait-ce qu’à cause du chapeau de feutre et des sandales de paille (zôri) dont il est affublé. Quand on s’approche, on remarque que les orteils du pied gauche de la statue sont devenus brillants à force d’être touchés par des admirateurs persuadés que cela leur portera chance.
Le personnage représenté n’est autre que le légendaire Kuruma Torajirô, plus connu sous le nom de Tora-san, qui est le héros d’une interminable série de quarante-huit films intitulés Otoko wa tsurai yo (Qu’il est dur d’être un homme) et réalisés, à deux exceptions près, par le cinéaste Yamada Yôji (1931-). Le premier long métrage consacré à Tora-san est sorti sur les écrans de l’Archipel en août 1969 et le dernier, en décembre 1997. Au début, les studios Shôchiku ont produit deux à trois films par an, mais à partir des années 1990, la série a commencé à avoir un petit peu moins de succès et elle s’est limitée à un seul film par an dont la sortie était programmée vers la fin de l’année. Cette incroyable saga n’a pris fin qu’avec la mort d’Atsumi Kiyoshi (1928-1996), l’acteur qui a incarné Tora-san d’un bout à l’autre des quarante-huit films.
Le plus « aimable des vagabonds » : c’est ainsi qu’une affiche en anglais du premier Otoko wa tsurai yo présente le héros du film. Pourtant, comme beaucoup de personnages comiques, Tora-san n’est pas aussi facile à fréquenter qu’on pourrait le croire. En dépit de ses bonnes intentions, il se met facilement en colère et la boisson fait ressortir ses pires défauts. Dans le premier film, il fait ainsi échouer l’entrevue entre Sakura, sa jeune sœur, et un prétendant à un éventuel mariage à cause de ses blagues d’ivrogne d’un goût douteux. Et il va jusqu’à refuser d’admettre que c’est de sa faute.
Le personnage incarné à quarante-huit reprises par Atsumi Kiyoshi n’a pas autant de chance dans la vie que le pied gauche poli par les passants de la statue de la station de Shibamata le laisserait supposer. Dans chaque film, il a le cœur brisé parce que la femme dont il tombe amoureux finit dans les bras d’un autre. L’argument est pratiquement toujours le même. Au cours d’une des équipées qui le mènent dans les coins les plus reculés du Japon — et même une fois à Vienne, en Autriche, dans le 41e épisode intitulé Torajiro kokoro no tabiji (Le voyage à Vienne de Tora-san) —, Tora-san rencontre une jeune personne dont il s’éprend. Il rentre ensuite à Shibamata où vivent son oncle, sa tante et sa sœur. La jeune femme l’y rejoint mais l’idylle se termine par un échec. Yamada Yôji, qui a penchant certain pour le cinéma intimiste et nostalgique, profite des déplacements incessants du héros pour montrer le Japon traditionnel sous toutes ses coutures, un Japon à l’époque en voie de disparition.
Dans Otoko wa tsurai yo, Shibamata est présenté comme un dédale de ruelles rempli de petites boutiques traditionnelles dont les habitants forment une communauté très soudée. Ce quartier situé au nord-est de Tokyo fait partie de la « ville basse » (shita-machi) où vivaient traditionnellement les classes laborieuses et en particulier les marchands. Et il a gardé quelque chose du temps où la capitale du Japon s’appelait Edo. Tora-san lui-même appartient à une époque presque révolue au moment où les films ont été tournés, quand le Japon n’était pas encore plongé dans la course à la croissance. Ses éternelles sandales de paille (zôri) et l’amulette qu’il porte ostensiblement autour du cou témoignent à elles seules du décalage entre le personnage et la réalité.
Aujourd’hui, Shibamata cultive le souvenir du plus célèbre de ses habitants. Au-delà de la statue de bronze de la station, il y a une longue rue commerçante dont toutes les boutiques proposent des petites serviettes (tenugui), des galettes de riz (senbei) et d’autres souvenirs en relation avec Tora-san. Dans les films, l’oncle du héros vend des kusa-dango, c’est-à-dire des boulettes vertes constituées de farine de riz parfumée à l’armoise. La boutique qui a servi de cadre au film propose aujourd’hui encore les mêmes friandises à des clients nostalgiques. Devant le succès remporté par Otoko wa tsurai yo, le propriétaire des lieux a d’ailleurs rebaptisé Tora-ya sa boutique qui jusque-là s’appelait Shibamata-ya.
La rue centrale de Shibamata aboutit au temple bouddhique de Shibamata Taishakuten fondé en 1629. C’est là que réside Gozen-sama, le moine interprété par Ryû Chishû (1904-1993) dans Otoko wa tsurai yo. Cet acteur remarquable s’est d’abord illustré dans de nombreux films d’Ozu Yasujirô (1903-1963), entre autres Banshun (Printemps tardif, 1949) et Tôkyô monogatari (Voyage à Tokyo, 1953). Beaucoup plus tard dans sa carrière, il est devenu un des piliers d’Otoko wa tsurai yo où il interprète le rôle d’un moine bienveillant détaché des biens de ce monde. Ryû Chishû est aussi indissociable du personnage de Gozen-sama qu’Atsumi Kiyoshi de celui de Tora-san. Les plus courageux peuvent prolonger leur promenade jusqu’au Katsushika Shibamata Tora-san Museum qui est à deux pas du temple de Taishakuten.
Otoko wa tsurai yo a commencé sous la forme d’un remake d’un feuilleton télévisé dont le dernier épisode se terminait par la mort de Tora-san, victime d’une morsure de serpent. Les protestations véhémentes du public ont contraint Yamada Yôji, le réalisateur, a rendre vie à leur héros bienaimé. Le succès du personnage ne s’est ensuite jamais vraiment démenti. Les films qui lui ont été consacrés figuraient bien souvent en tête du box office du cinéma japonais et ils ont été programmés à d’innombrables reprises par les chaînes de télévision.
Le personnage de Tora-san a fait l’objet de multiples adaptations, à commencer par des films d’animation où il est incarné par un chat. Il a aussi donné lieu à un produit dérivé typiquement japonais, en l’occurrence une machine de pachinko.
Le héros d’Otoko wa tsurai yo a eu d’innombrables fans dont certains pour le moins inattendus. L’empereur Shôwa, qui est resté sur le trône de 1926 à 1989, était, paraît-il, un fervent admirateur de ce vagabond aimable entre tous. Obuchi Keizô (1937-2000), qui fut Premier ministre de 1998 à 2000, occupait quant à lui la première place sur la liste des membres du Fan club officiel de Tora-san. Enfin les deux anciens leaders de la Corée du Nord, Kim Il-sung (1912-1994) et son fils Kim Jong-il (1941-2011) avaient, semble-t-il, eux aussi une passion pour le célèbre colporteur japonais.
À mon avis, la popularité de Tora-san tient en grande partie à sa capacité à rebondir avec le sourire après chaque déception — et même une fois à surmonter la mort. C’est le Tokyoïte errant, qui ne s’arrête jamais et continue à chercher ce qu’il n’a pas encore réussi à trouver. Un homme au cœur d’or qui, au bout du compte, a une grande classe. Quand je regarde la statue qui l’immortalise, à Shibamata, je me demande si Tora-san n’est pas en train de se préparer à descendre de son socle pour reprendre la route.