« Auprès de la Tamise » : récit du séjour d’études à Oxford du prince Naruhito, le futur empereur du Japon
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Pour apprendre à connaître Naruhito, il existe un texte très instructif intitulé Temuzu to tomoni : Eikoku no ninenkan (« Auprès de la Tamise : mes deux années en Angleterre »). Dans cet ouvrage paru en 1993, le prince héritier raconte en détail le séjour d’études de deux ans qu’il a effectué au Merton College de l’Université d’Oxford dix ans plus tôt, à l’âge de 23 ans. Le titre du livre fait référence au fait qu’au moment où il l’a écrit, Naruhito résidait au bord de la Tamise (qui passe à Oxford) et faisait des recherches sur l’histoire des transports sur ce fleuve.
En 2006, Sir Hugh Cortazzi (1924-2018), ambassadeur du Royaume-Uni au Japon de 1980 à 1984, a publié une traduction de ce texte intitulée The Thames and I : A Memoir of Two Years at Oxford. Il a ainsi permis à ceux qui ne maîtrisent pas le japonais d’accéder à son contenu et de mieux comprendre la personnalité du prince. Mais d’après ce qu’il m’a confié, il a dû faire face à une opposition farouche de l’Agence de la maison impériale qui ne voulait pas entendre parler d’une édition anglaise.
Un livre écrit par le prince héritier en personne
L’édition originale en japonais (voir ci-contre) sort vraiment de l’ordinaire. Outre son petit format (10,3 cm de large sur 18,2 cm de haut), elle a aussi la particularité d’avoir été imprimée par l’Université Gakushûin où le prince a fait ses études. Au moment de sa sortie, elle n’a pas fait grand bruit, sans doute parce que cet établissement universitaire n’est pas une maison d’édition et que de ce fait, il n’a pas accès aux circuits de distribution à l’échelle nationale. La diffusion s’est donc limitée à quelques librairies de Tokyo. On peut supposer que la décision de ne pas faire appel à un éditeur renommé a été motivée par la volonté d’éviter l’embarras qu’aurait provoqué un succès commercial.
Si le livre du prince héritier avait été un best-seller, il serait en effet devenu un produit de grande consommation, une sorte de marchandise sans importance, ce qui n’était bien entendu pas souhaitable. L’Agence de la maison impériale et l’entourage du prince étaient probablement très inquiets à ce sujet. Par ailleurs, une traduction en anglais risquait de donner accès au texte à des gens n’ayant aucune affinité particulière pour Naruhito et d’exposer celui-ci à des critiques impitoyables. L’Agence de la maison impériale étant par définition chargée d’anticiper ce genre de problème, on comprend aisément pourquoi elle a refusé de coopérer avec Sir Hugh Cortazzi.
La légitimité des lignées royales et impériales repose uniquement sur la tradition. Elles n’ont rien à voir avec la démocratie et ne sont pas du tout en phase avec les systèmes modernes de diffusion de l’information. Elles ont donc plutôt intérêt à rester dissimulées derrière une sorte de brouillard comme l’a suggéré à propos des Windsor le diplomate américain Raymond Seitz, ambassadeur des États-Unis au Royaume-Uni de 1991 à 1994. Mais sa remarque serait tout aussi valable pour la famille impériale japonaise.
Un jeune homme comme les autres
Naruhito a vu son père, l’empereur Akihito, et son grand-père, l’empereur Hirohito, chercher la distance la plus juste possible avec le public dans une période caractérisée par le changement. Il a dû longuement réfléchir à la façon dont il se comporterait une fois qu’il aura accédé au trône. Mais au moment où il a écrit son livre, il avait laissé toutes ces préoccupations derrière lui au Japon. Pour la première fois de son existence, il prenait du temps pour lui-même en tant qu’individu ! Dans son mémoire, le jeune prince décrit en détail la vie paisible qu’il a menée à Oxford et l’ambiance pleine de fraicheur de la ville. Au fil des pages, les lecteurs découvrent la personnalité de Naruhito en même temps que le remarquable travail de traduction de Sir Hugh Cortazzi.
Le prince héritier relate entre autres l’anecdote amusante suivante, lorsque des amis lui avaient demandé comment on dit « Your Highness » (Votre Altesse) en japonais. « À cette question, j’ai répondu denka en précisant qu’il ne fallait pas confondre ce mot avec denki, qui signifie “l’électricité”, en pointant du doigt l’éclairage au plafond. Mais j’ai ensuite regretté mes paroles parce que dès lors, mes deux amis m’ont taquiné en m’appelant denki au lieu de denka et vice versa. »
Dans son livre, Naruhito fait aussi référence à l’un de ses amis, un étudiant américain qu’il désigne uniquement par la lettre K. Il explique que durant son séjour en Grande Bretagne, R, le frère aîné de K, a quitté son poste d’enseignant au New College de l’Université d’Oxford pour un autre à l’Université Princeton, aux États-Unis. Il ajoute qu’à la fin de sa période d’études en Angleterre, il lui s’est lui-même rendu dans cette université et que sur place, il a également rencontré l’actrice Brooke Shields qui fréquentait alors cet établissement. J’ai appris récemment que le dénommé R n’est autre que Robert P. George, professeur de jurisprudence à l’Université de Princeton et considéré comme un symbole d’autorité parmi les penseurs chrétiens conservateurs américains.
Un genre littéraire unique en son genre
L’année 2018 correspond au 150e anniversaire de la Restauration de Meiji et du début de l’ère éponyme (1868-1912). En l’espace d’un siècle et demi, un nombre incalculable de Japonais se sont rendus en Europe et aux États-Unis pour assouvir leur soif de savoir. Ils ont si souvent publié un « récit de séjour d’études à l’étranger » (ryûgakuki) que ce type d’ouvrage est devenu un genre littéraire à part entière sans équivalent en Occident. Ces écrivains en herbe pleins de scrupules et en proie à l’apprentissage d’une langue étrangère ont développé un sens très fort de la mission qui leur incombait avant de rentrer au Japon, à savoir maîtriser leur sujet d’études. Pour beaucoup d’entre eux, cette période de leur vie correspond au moment où ils sont passés de l’adolescence à l’âge adulte, ce qui donne à leur texte une forte connotation de roman de formation (appelé aussi bildungsroman).
L’ouvrage du prince Naruhito s’inscrit de même dans la tradition du ryûgakuki. Son auteur décrit sans affectation un jeune homme en train de s’épanouir, les yeux et les oreilles grands ouverts, en goûtant aux joies de longues discussions émaillées de fous rires avec ses amis. Chaque page de ce petit volume contient des anecdotes réjouissantes qui donnent au lecteur l’impression d’y avoir assisté en personne. Et on imagine facilement à quel point les deux années qu’il a passées à Oxford ont été enrichissantes et formatrices pour le prince héritier du Japon.
(Photo de titre : le prince héritier Naruhito dans sa chambre d’étudiant du Merton College de l’Université d’Oxford, en septembre 1985. Jiji Press)