
Les contradictions surprenantes des Japonais en matière de perception du temps
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Comportements « monochroniques » et « polychroniques »
Il suffit de regarder ailleurs pour se rendre compte que la ponctualité des Japonais est loin d’avoir un caractère universel. Si certaines cultures, à l’instar de celle de l’Archipel, sont très strictes sur ce point, d’autres considèrent les choses avec beaucoup moins de sérieux. Quand on prend rendez-vous dans un pays arabe ou en Amérique du Sud, on a de grandes chances de voir la personne attendue arriver en retard. À quoi tient cette différence de comportement ?
D’après l’anthropologue américain spécialiste de l’interculturel Edward Twitchell Hall (1914-2009), les sociétés humaines ont des conceptions différentes du temps que l’on peut classer en deux grandes catégories. Certaines ont un comportement de type « monochronique », consistant à faire une chose à la fois avec un programme ou un horaire précis, tandis que les personnes dites « polychroniques », sont capables de vivre plusieurs événements simultanément et ont tendance à privilégier les relations humaines.
Au Japon, aux États-Unis ou en Europe du Nord, le temps est « monochronique » et linéaire alors que dans les cultures arabes, en Amérique latine ou en Europe du Sud, il est « polychronique », c’est-à-dire considéré comme flexible, malléable et pouvant s’adapter aux situations. Les contacts entre ces deux perceptions contradictoires sont souvent à l’origine de conflits et de conclusions hâtives et simplistes sur la façon de gérer la ponctualité dans tel ou tel pays.
Les contradictions des Japonais en matière de ponctualité
La réputation des habitants de l’Archipel en termes de ponctualité n’est plus à faire. Ils sont connus dans le monde entier pour leur exactitude. Moi qui vis au Japon depuis 23 ans, je trouve pourtant encore quelque chose d’étrange et de contradictoire dans leur attitude par rapport au temps. J’ai en effet observé un grand décalage dans leur comportement entre le moment de commencer les choses et celui de les finir.
Au Japon, arriver au travail ou à l’école ne serait-ce qu’une minute après l’heure est considéré comme un retard. Cela semble aller de soi et personne ne devrait s’étonner d’être réprimandé pour un manque de ponctualité. Jusque-là, je n’ai rien à y redire.
En revanche, j’ai du mal à comprendre pourquoi les Japonais n’ont pas la même exigence quand il s’agit de terminer une réunion à l’heure dite ou de respecter leurs horaires de travail. Les conférences finissent souvent bien plus tard que prévu et l’heure de sortie des bureaux fait l’objet de si peu d’attention qu’on a l’impression que la plupart des gens n’en ont pas conscience. En dépit de leur solide réputation de ponctualité et d’exactitude, les habitants de l’Archipel ont semble-t-il tendance à être nettement plus tolérants lorsque les choses touchent à leur fin. D’où viennent ce décalage et cette contradiction ?
Dans toutes les sociétés humaines, le Japon y compris, les hommes s’abstiennent de dévoiler leur véritable « moi » aux autres et ils préfèrent se montrer comme ils souhaitent qu’on les voie et en fonction de ce que l’on attend d’eux. C’est ce que, dans la psychologie sociale, l’on appelle la « présentation de soi », un ressort si important dans la société japonaise.
Du fait de cette volonté de « mise en scène » sous-jacente, les gens font tout pour arriver à l’heure à une conférence, de façon à éviter de donner une mauvaise impression ou de ternir leur réputation auprès des membres du groupe. Mais quand celle-ci touche à son terme, ils tendent à privilégier les relations de confiance avec les autres par rapport à la ponctualité.
Autrement dit, les Japonais donnent de préférence la priorité à leur réputation à l’intérieur du groupe, qu’il s’agisse du début ou de la fin d’un événement. En raison du rôle capital des liens entre la société et l’individu, ils ont très souvent un comportement « monochronique » quand les choses commencent et « polychronique », lorsqu’elles se terminent. Ce faisant, ils accordent une aussi grande importance aux relations humaines qu’à la confiance et la fiabilité.
Changer la façon de concevoir le travail : une nécessité
Le temps existe-t-il en dehors de la perception qu’en ont les hommes ? Si l’on aborde le problème du point de vue de l’anthropologie culturelle, en faisant abstraction de toutes les considérations relevant de la physique, on peut dire que le temps, loin d’être le produit de leurs sensations, fait étroitement corps avec les êtres humains. C’est pourquoi il donne l’impression de passer lentement dans certaines circonstances et à une rapidité incroyable à d’autres moments.
…Voilà maintenant trois heures que cette conférence dure… On dirait qu’elle ne va jamais s’arrêter. Le temps me semble si long qu’il me donne l’impression de s’être affranchi des règles de la physique et de s’être figé.
À l’heure actuelle, les réformes sur la façon de travailler et les heures supplémentaires font partie des grands thèmes de discussion en cours dans l’Archipel (voir notre dossier sur le sujet). Mais à mon avis, il faudrait commencer par se demander comment faire pour changer notre perception du travail. Cela permettrait de venir en aide à tous les employés qui vivent au jour le jour en ayant l’impression que le temps ne leur appartient pas.
(Photo de titre : Pixta)