Mishima Yukio : un écrivain imbu de sa propre personne

Culture

Damian Flanagan [Profil]

Le 25 novembre 1970, le suicide rituel du célèbre écrivain Mishima Yukio a soulevé une onde de choc au Japon. Damian Flanagan soutient que ce suicide ne peut être réduit à un appel aux armes ou au dernier geste d’un fou, et qu’il apporte en vérité un éclairage intéressant sur l’œuvre littéraire de Mishima et les objectifs ultimes de sa démarche artistique.

Aussi tardivement qu’il ait commencé à s’intéresser à cette idée, Mishima prenait la réforme de la Constitution très au sérieux, comme en atteste sa décision de créer un groupe d’étude sur la loi fondamentale du Japon au sein de la Société du bouclier. Et pourtant bien des gens ont interprété ce positionnement de l’écrivain comme le premier élément d’une charade devant aboutir à son suicide spectaculaire façon samouraï. Il est vrai que Mishima avait écrit des ouvrages tels que Wakaki samurai no tame ni (Pour les jeunes samouraïs), où il parlait de redonner vie aux idéaux des samouraïs dans le Japon moderne, et qu’il était mort la tête entourée d’un bandeau hachimaki portant l’inscription shichishô hôkoku, « sept vies à donner pour le pays ».

Quoi qu’il en soit, la vision de l’événement lui-même ne semblait pas prêter à confusion : c’était un moment sinistre et terrifiant, le paroxysme d’une tragédie. De son vivant, Mishima était connu pour son grand sens de l’humour et son rire contagieux, mais son geste final suggérait que tout humour l’avait déserté. Comme l’écrivain Ken’ichi Yoshida l’a dit de façon inoubliable, peut-être la bouche de Mishima riait-elle, mais ses yeux étaient toujours sérieux.

Le côté comique

C’est une façon de comprendre Mishima, mais ce n’est pas la seule. En fait, on obtient une explication tout aussi satisfaisante si l’on inverse l’équation et qu’on voit les choses dans l’autre sens : quand Mishima vous fixait d’un regard terriblement sérieux, il était aussi en train de rire. Tout comme Friedrich Nietzsche, un de ses auteurs favoris – la mère de Mishima a posé un ouvrage de Nietzsche sur l’autel de son fils pour qu’il puisse le lire éternellement –, Mishima avait compris non seulement que les idées les plus profondes sont compatibles avec la comédie, mais encore que celle-ci est inhérente aux formes les plus élevées de la philosophie, comme elle l’est d’ailleurs à la condition humaine.

Ceci dit, où se situe la comédie dans l’affaire Mishima ? Partout en vérité, pour peu qu’on sache où la chercher.

Mishima s’intéressait depuis longtemps au suicide rituel, sujet qu’il a traité en détails dans sa nouvelle de 1961 intitulée Patriotisme, qu’il a portée à l’écran en 1965, avec lui-même dans le rôle principal du personnage qui se suicide. Alors qu’il préparait l’affaire Mishima, il s’est documenté sur les actes de seppuku accomplis au cours de l’histoire. Chikako Kojima, son éditrice chez Shinchôsha – pour qui il mettait en feuilleton l’« œuvre de sa vie », la tétralogie de La Mer de la fertilité – se souvient que, lorsqu’elle lui rendait visite pour collecter ses manuscrits mensuels, il la régalait d’histoires drôles de seppuku qui avaient bizarrement tourné.

Il y avait celle du samouraï qui avait commencé à s’introduire une épée dans le ventre mais, ayant constaté qu’elle ne coupait plus, avait décidé de la faire aiguiser et remis à une date ultérieure son projet de suicide. Ou encore celle du samouraï qui, après s’être fait seppuku sans kaishaku, était resté pendant des heures allongé sur le sol, où son corps fut découvert par deux jeunes samouraïs qui se mirent à discuter de lui. Mais en réaction, le corps apparemment réduit à l’état de cadavre ne faisait que glapir : « Je vous interdis de parler de moi de la sorte ! ». Ce genre d’histoires faisait rire Mishima jusqu’aux larmes.

Suite > La connexion Mishima-Wilde

Tags

suicide littérature samouraï Mishima Yukio

Damian FlanaganArticles de l'auteur

Écrivain et critique littéraire. Après avoir obtenu un diplôme de littérature anglaise à l’Université de Cambridge, il est venu au Japon poursuivre ses études à l’Université de Kobe, où il a passé une maîtrise et un doctorat de littérature japonaise. Auteur de nombreux ouvrages sur la littérature japonaise, il couvre aussi un vaste éventail de sujets liés à la politique et la culture nippone dans des publications japonaises et occidentales. Son site Internet : www.damianflanagan.com.

Autres articles de ce dossier