Mishima Yukio : un écrivain imbu de sa propre personne

Culture

Le 25 novembre 1970, le suicide rituel du célèbre écrivain Mishima Yukio a soulevé une onde de choc au Japon. Damian Flanagan soutient que ce suicide ne peut être réduit à un appel aux armes ou au dernier geste d’un fou, et qu’il apporte en vérité un éclairage intéressant sur l’œuvre littéraire de Mishima et les objectifs ultimes de sa démarche artistique.

La fin atroce d’un écrivain

Le 25 novembre de cette année a marqué le 47e anniversaire de ce qu’on appelle l’affaire Mishima – l’un des événements les plus choquants de l’histoire du Japon d’après-guerre. Les faits qui, ce beau matin de l’année 1970, se sont déroulés en l’espace de 80 invraisemblables minutes, ont été minutieusement répertoriés, et pourtant leur écho reste énigmatique et chargé de controverses.

Il n’existe pourtant aucune incertitude en ce qui concerne le déroulement des événements : Mishima Yukio, l’écrivain le plus talentueux du Japon d’après-guerre, s’est fait accompagner par quatre jeunes élèves officiers de sa milice privée, la Société du bouclier (Tate no kai), pour assister à un rendez-vous qu’il avait avec un général dans un local des Forces d’autodéfense du quartier d’Ichigaya, à Tokyo. Le général, qui pensait que Mishima allait se contenter de proférer quelques plaisanteries, fut stupéfait quand l’écrivain et ses hommes s’emparèrent soudain de lui, le bâillonnèrent et menacèrent de le tuer si le personnel de la base n’était pas immédiatement convoqué à venir écouter ce que l’écrivain avait à dire. Après plusieurs échauffourées avec des officiers qui tentaient de faire irruption dans la pièce où le général était pris en otage, Mishima s’avança solennellement sur un grand balcon qui bordait la pièce et s’adressa aux quelque mille membres du personnel militaire rassemblés sur la cour qui se trouvait en dessous.

Au cours des dernières années de sa vie, Mishima s’est profondément immergé dans le passé militaire du Japon et l’éthique samurai qui le sous-tendait. (© Jiji)

Mishima les harangua sur la nécessité de réformer la loi fondamentale et vitupéra contre cette « Constitution pacifique » qui ne reconnaissait même pas leur existence. Il avait prévu de parler une demi-heure, mais le barrage d’invectives (« Fou ! » « Imbécile ! » « Le Japon est en paix ! ») auquel il se trouva immédiatement confronté le contraignit à renoncer au bout de sept minutes. Il se retira alors dans la pièce du général et donna le coup d’envoi au suicide rituel (seppuku) qu’il avait méticuleusement préparé. Il s’enfonça une dague au plus profond de l’abdomen et, souffrant le martyre, entreprit de s’ouvrir le ventre, jusqu’à ce que Morita Masakatsu, qui était son assistant et sans doute aussi son amant, tente de procéder au kaishaku, autrement dit à la décapitation rituelle du suicidé à l’aide d’un grand sabre pour mettre fin à son agonie.

Malheureusement, Morita était si peu habile au maniement du sabre que la lame manqua à plusieurs reprises le cou de l’écrivain et lui lacéra les épaules. Un autre élève officier, pratiquant chevronné du kendo, se leva alors et accomplit en expert le kaishaku. Après quoi Morita lui-même se livra au suicide rituel et fut à son tour décapité. Peu après, quand la police entra dans la pièce, les têtes de Mishima et de Morita reposaient côte à côte sur le tapis.

Une tragédie qui sème le désarroi

Les nouvelles de l’événement se répandirent comme une traînée de poudre, accompagnées de toutes les incompréhensions et fausses rumeurs véhiculées par les médias. En entendant le nom de Mishima revenir en boucle à la radio et à la télévision, certains pensèrent qu’il avait remporté le prix Nobel de littérature. Mais c’est la photographie de la tête coupée de Mishima qu’ils découvrirent ce jour-là dans l’édition du soir du Asahi Shimbun – le plus gros tirage que ce journal n’ait jamais réalisé.

Il s’ensuivit un déversement de commentaires frénétiques exprimant tout l’éventail des opinions : la mort de Mishima incarnait la plus noble des revendications politiques ; pas du tout, il avait tout simplement sombré dans la folie. Selon d’autres avis, l’écrivain au sommet de sa puissance voulait mourir héroïquement en samouraï et d’autres encore soutenaient qu’il ne faisait que se livrer aux pulsions sadomasochistes dans lesquelles il s’était complu tout au long de sa vie.

Les revendications qui constituaient les raisons ostensibles du suicide spectaculaire de Mishima – reconnaissance juridique de l’armée japonaise et réforme de la « Constitution pacifique » imposée par les États-Unis – sont aujourd’hui inscrites au programme politique d’Abe Shinzô et de son Parti libéral-démocrate, qui vient de remporter une victoire électorale écrasante. Par une sinistre ironie du sort, la boucle s’est en vérité bouclée il y a trois ans avec le suicide par le feu d’un contestataire, hostile précisément à la réforme constitutionnelle que réclamait Mishima.

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