Le fugu, un poisson mortel que les Japonais apprécient
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Un poisson fatal
D’après le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, plus de la moitié des décès consécutifs à une intoxication alimentaire au Japon sont dus au fugu. Chaque année, il est à l’origine d’une trentaine d’intoxications, dans lesquelles une cinquantaine de personnes sont empoisonnées. La moitié n’y survivent pas.
Le poison à l’œuvre s’appelle la tétrodotoxine, et son danger connaît d’importantes variations en fonction du type de fugu ingéré, et de la partie de la chair qui est consommée. La tétrodotoxine est généralement plus concentrée dans le foie, les ovaires et la peau, mais les parties comestibles varient selon le type de poisson. Une personne en ayant avalé ressentira vingt minutes à trois heures plus tard d’abord un fourmillement, puis une paralysie qui s’étendra à l’ensemble du corps, pour finir par des difficultés respiratoires qui causeront le décès. Les Japonais mangent du fugu malgré ce risque.
Parmi les personnes célèbres qui en sont mortes figure un acteur de kabuki, Bandô Mitsugorô VIII (1906-1975). Celui-ci adorait le foie du tora fugu, le plus dangereux. Le jour de sa mort, il avait commandé quatre portions de fugu, bien que conscient du danger. À l’époque, les gourmets aimaient le déguster en sashimi, et préféraient le tremper dans de la sauce de soja agrémenté non de wasabi, mais de foie de fugu, une pratique interdite. Selon eux, les picotements dans la langue que cela procurait rendaient le saké encore plus délicieux. Bien que le cuisinier ait affirmé avoir rechigné à accepter la commande du célèbre acteur, il a été condamné à une peine de prison avec sursis pour homicide involontaire et non-respect du règlement municipal de Kyoto.
Shimonoseki, le port historique du fugu
Aujourd’hui, presque tous les cas d’intoxication sont causés par des cuisiniers amateurs. En effet, la préparation de ce poisson n'est strictement autorisé qu'aux personnes qualifiées, ayant obtenu une licence spéciale. Cependant, les conditions dans lesquelles un établissement peut servir du fugu étant déterminées par des règlements préfectoraux, de nombreuses voix s’élèvent en permanence pour demander une uniformisation dans tout le Japon des règles de préparation de ce poisson.
La ville de Shimonoseki, dans la préfecture de Yamaguchi, est l’une des plus connues pour le fugu. 80 % de ces spécimens pêchés au Japon ou produits par la pisciculture, pratiquée notamment dans la préfecture de Nagasaki, passent par Shimonoseki, où se concentrent les entreprises spécialisées dans sa préparation. Elles les débarrassent de leurs parties empoisonnées avant de les expédier dans tout le Japon.
Selon Ueno Kenichirô, le PDG de « Fukunoseki », un restaurant de fugu de la préfecture de Yamaguchi, il n’y a eu aucun cas d’empoisonnement dans cette région depuis plusieurs dizaines d’années, car les critères en vigueur y sont très stricts. Les personnes qualifiées pour le préparer sont fières de savoir le faire en toute sécurité.
À Yamaguchi, on ne parle pas de fugu, mais de fuku. Fugu est l’homonyme d’un mot signifiant « invalide », fuku, celui de « bonheur », une association bien plus agréable.
Pouquoi Shimonoseki est-il devenu le « port du fuku » ? Situé à l’extrémité ouest de l’île de Honshû, l’île principale du Japon, la préfecture de Yamaguchi est bordée par trois mers, la mer du Japon, la mer de Chine orientale et la mer Intérieure. Autrefois connu sous le nom de Chôshû, cette région avait des contacts avec la Chine et la Corée, et a joué un rôle important à différentes époques de l’histoire japonaise, depuis le conflit des Heike jusqu’à la restauration de Meiji, au point d’être baptisée « Kyoto de l’Ouest ».
Itô Hirobumi, le premier homme à occuper le poste de Premier ministre du Japon après la restauration de Meiji, était originaire de Chôshû. À l’occasion d’un de ses retours au pays, il se rendit dans un restaurant de Shimonoseki. La mer était mauvaise ce jour-là, et l’établissement n’avait pu se procurer de bons poissons. Consciente du risque qu’elle prenait en bravant l’interdiction qui pesait sur le fugu, la patronne décida cependant d’en servir à cet illustre client, parce qu’à Yamaguchi, on savait comment le préparer.
Stupéfait par sa saveur exquise, Itô Hirobumi leva en 1888 l’interdiction et accorda la première autorisation de servir des plats de fuku à cet établissement, le Shunpanrô, le restaurant traditionnel japonais le plus cher de Shimonoseki. C’est au premier étage de cet établissement que fut signé en 1895 le traité de Shimonoseki, par Itô Hirobumi et Li Hongzhang, qui mis un terme à la guerre sino-japonaise.
Le fugu est apprécié depuis des millénaires
Le Classique des montagnes et des mers, un ouvrage rédigé dans la Chine des Qin, il y a 2 300 ans de cela, comprend un passage expliquant que l’ingestion de fugu est mortelle. Mais le poète Su Dongpo, actif à l’époque de la dynastie des Song du Nord (960-1127), a écrit plusieurs poèmes vantant son goût, montrant ainsi qu’en Chine également, ce poisson est apprécié depuis longtemps. Les autorités chinoises ont néanmoins interdit sa consommation et sa distribution en 1990. Cette interdiction a été levée il y a quelques années pour les entreprises ayant acquis un savoir-faire dans sa production et son traitement pour l’exportation, et il existe actuellement un regain d’intérêt pour lui.
Au Japon, on a trouvé dans des amas coquilliers des traces qui attestent que le fugu était déjà consommé pendant la période Jômon (de 13 000 à 300 avant notre ère). Depuis le shôgun Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), sa consommation a souvent été interdite en raison des nombreux décès d’amateurs. Ce poisson n’aurait peut-être pas acquis son statut de « roi des mets extraordinaires » s’il n’avait signifié le risque de mourir pour celui qui en mangeait.
De nos jours, les particuliers peuvent se faire livrer le poisson chez eux en commandant directement en ligne à des entreprises spécialisées de Yamaguchi. Sa production en pisciculture a beaucoup progressé, et il existe même du fugu non toxique. Ce poisson, traditionnellement perçu comme un mets hivernal, peut aujourd’hui être apprécié toute l’année. Grâce à leur expérience plurimillénaire, les Japonais maîtrisent l’art de le débarrasser de son poison.
(Extrait d'un original en japonais. Photo de titre avec l’aimable autorisation de la ville de Shimonoseki)