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Ninoshima : une île refuge
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Isamu, le père de l’auteure de romans policiers Naomi Hirahara, est né en Californie. Déplacé à Hiroshima lorsqu’il était enfant, il a survécu à la bombe atomique de 1945, tombée à quelques kilomètres de l’endroit où il se trouvait. Quant à Mayumi, la mère de Naomi, elle est née à Hiroshima et a perdu son père dans le bombardement. Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Isamu est revenu en Californie et a fini par s’établir dans la région de Los Angeles comme jardinier paysagiste. En 1960, Isamu a épousé Mayumi à Hiroshima. Par la suite, le couple a élu domicile à Altadena, puis à South Pasadena.
En août 2006, la romancière, titulaire d’une bourse Aurora Challenge Grant attribuée par la Fondation Aurora de Los Angeles, s’est rendue au Japon pour approfondir sa connaissance de l’histoire de la petite île de Ninoshima, proche de Hiroshima, et de ce qui la lie avec la catastrophe de la bombe atomique. Dans l’article ci-dessous, elle nous parle des recherches qu’elle a effectuées sur place dans le cadre de la préparation de la septième et dernière parution de sa série de romans policiers Mas Arai.
En visite sur une île au large de Hiroshima
Passagère du ferry qui effectue en 20 minutes la traversée entre le port de Ujina, au sud de la ville de Hiroshima, et Ninoshima, je fais à l’évidence partie des rares nouveaux venus sur l’île. Il faut dire que je suis debout en train d’étudier la carte en couleur de l’île, fixée sur une cloison du bateau... Les autres passagers, dont beaucoup d’élèves de l’école primaire, semblent bien plus intéressés par leurs camarades que par la verte silhouette de Ninoshima qui se profile à l’horizon.
Le relief de l’île culmine à 278 mètres, altitude du Aki no Kofuji, aussi appelé le mont Fuji de Hiroshima. Ce pic attire les randonneurs, auxquels viennent s’ajouter les cyclistes qui ont le courage de s’attaquer à la rue étroite et tortueuse qui fait le tour de Ninoshima. Des ostréiculteurs se sont installés sur l’île et l’on peut voir à marée basse les perches couvertes de coquilles sur lesquelles viennent se fixer les naissains d’huîtres. Outre ces activités, l’île dispose d’une école primaire attenante à un collège.
Mais ce n’est ni pour la randonnée, la pêche, les sports aquatiques, les huîtres ou l’école que je vais à Ninoshima. Mon objectif est de comprendre pour quelles raisons l’île a servi, tout au long de son histoire, de refuge pour les Japonais dans les époques de transition et de graves troubles. Maintenant que sa population compte moins de mille habitants, personne – ni parmi les Japonais, ni même chez les citadins vivant à Hiroshima – ne sait grand-chose de Ninoshima. Mais j’ai quelques liens directs avec l’île : un parent de ma mère a contribué à la création d’une maison de retraite, et d’autres membres de sa famille continuent de participer à son fonctionnement. Grâce à ces relations, je suis en mesure d’avoir un aperçu sur un endroit qui est peut-être sorti de la mémoire des gens de l’extérieur, mais que l’histoire n’a certainement pas oublié.
Un refuge
L’île a jadis servi de centre médical de quarantaine destiné à l’hébergement des soldats à leur retour de la première guerre sino-japonaise (1894-1895), quand l’épidémie mondiale de choléra était une source d’inquiétude. Par la suite, cette installation a été convertie en centre d’internement pour les prisonniers allemands de la Première Guerre mondiale, nous a expliqué Miyazaki Kazuo, un ancien élu municipal qui se décrit lui-même comme un « guide bénévole pour la paix ». Après la bombe, quand il a fallu trouver un endroit pour accueillir les blessés et les malades, c’est Ninoshima qui a été choisie.
Les victimes de la bombe atomique ont été transportées en bateaux de sauvetage à Ninoshima, dont les grands édifices étaient restés intacts. On a du mal à imaginer que cette petite île ait pu servir de refuge à quelque 10 000 victimes. Il se trouve pourtant que c’est de cette île que proviennent un bon nombre des terribles photos qu’on a pu voir d’hommes et de femmes brûlés par l’explosion.
Les victimes sont restées 20 jours sur l’île. Immanquablement, beaucoup d’entre elles sont mortes, mais celles qui ont survécu ont été transférées vers d’autres installations médicales du Japon, mieux équipées.
L’histoire de Ninoshima et de son lien à la guerre aurait pu s’arrêter là. Mais une force supérieure – un irréductible esprit de rédemption – était à l’œuvre. L’année suivante, en 1946, un centre pour les orphelins de la Seconde Guerre mondiale, le Ninoshima Gakuen, fut construit.
Trente-quatre enfants, vêtements en lambeaux et crânes rasés, faisaient partie du premier groupe qui élut domicile au Ninoshima Gakuen. En 1967, vint s’ajouter à cet établissement la maison de retraite Heiwa Yôrôkan, édifiée par une association à but non lucratif dont un parent à moi, Mukai Satoshi, était le fondateur et directeur. Par la suite, l’institution élargit ses activités à l’assistance médicale. Jusqu’à cette époque, la plupart des maisons de retraite étaient sous l’égide de temples bouddhistes, et la fondation d’un établissement exempt de cette affiliation constituait donc un événement marquant.
Juste au sud de l’école primaire et du collège de l’île, se trouve un cénotaphe commémorant l’explosion de la bombe atomique – un hommage discret si l’on compare avec Hiroshima, où les plaques de ce genre abondent. Ce cénotaphe a toutefois ceci de particulier qu’il a été érigé approximativement à l’endroit où une fosse commune contenant 617 corps a été exhumée en 1971, sur le terrain du collège. Les ossements ont été transférés de l’autre côté de la baie au parc du Mémorial de la paix de Hiroshima. Les découvertes se sont succédées jusqu’en 2004, année où les restes de 85 personnes ont été exhumés dans un champ en bordure du collège.
Les fleurs de l’espoir
La date de la cérémonie officielle célébrée au Mémorial de la paix de Hiroshima est le 6 août, mais Ninoshima a sa propre cérémonie deux jours plus tôt. On me dit qu’elle est beaucoup plus modeste, une version villageoise en quelque sorte, mais aussi intime que soit ce rassemblement, je n’en suis pas moins impatiente d’y participer.
Je passe la nuit à la maison de retraite tenue par mes parents et me lève tôt le matin du 4 août.
Le soleil est déjà levé et l’on sent la chaleur et l’humidité monter du sol. Je me promène et prends des photos. J’observe un ver de terre aussi long que ma chaussure et deux hommes en train de jouer au gateball, un jeu qui ressemble au cricket et jouit d’une grande popularité chez les Japonais âgés, dans un champ situé à proximité des courts de tennis de l’île. Pour finir, je me dirige vers la côte. Je suis en train de marcher sur une route de campagne déserte, quand le chant des cigales est soudain brisé par le pouf-pouf d’un scooter.
Une femme âgée, enveloppée de tissus et coiffée d’un chapeau pour se protéger de l’ardeur du soleil, gare son scooter à proximité d’un jardin situé de l’autre côté de la tente dressée pour la cérémonie commémorative. Elle se dirige vers un abri de jardin tandis que j’entre sans me presser dans le jardin, en contrebas d’une pente.
Une pancarte rappelle que le champ est un Irei no hiroba, ou lieu dédié à la consolation des morts, et nous informe que les parterres de fleurs représentent les six rivières de Hiroshima.
Alors que je suis en train d’examiner les tiges d’une variété de tournesols, la femme au scooter me dit en japonais : « C’est moi qui ai eu l’idée de les mettre là. » Un tuyau d’arrosage à la main, elle m’explique qu’elle n’est pas de l’île, mais qu’elle y a emménagé il y a une vingtaine d’années avec son mari. Dans un entourage envahi par la tristesse, les épreuves et l’horreur de la guerre, elle a voulu planter des fleurs.
Elle me fait signe d’entrer dans l’abri. À côté des taille-haie, des photos en noir et blanc sont accrochées aux parois en bois. Pour moi qui écris des romans policiers et ai fait connaissance avec l’héritage de Hiroshima à l’âge de 14 ans, ces images ne sont pas à proprement parler choquantes, mais leur présence en ce lieu idyllique semble déplacée. On y voit des empilements de crânes noircis et d’ossements humains mesurés et identifiés. C’est presque plus qu’on en peut supporter en cette journée de plus en plus chaude.
Peu à peu, des personnes vêtues de noir commencent à occuper les chaises pliantes disposées sous la tente blanche. La seule touche de couleur apportée aux cérémonies provient d’un alignement de décorations jaune vif et dorées, qui constituent, je l’apprendrai plus tard, une offrande typique pendant la période de O-bon à Hiroshima.
Je m’assois sous la tente, sans doute là encore l’un des rares nouveaux venus et l’unique étranger ici présent. Des enfants de l’école primaire voisine, en vacances mais néanmoins revêtus pour l’occasion de leur uniforme, remplissent les rangs du fond. Des prêtres bouddhistes chantent et l’un d’entre eux prononce une allocution où il fait référence à sa propre grand-mère, une hibakusha (personne ayant survécu à la bombe atomique) et à la visite effectuée au début de l’année par le président des États-Unis Barack Obama au Mémorial de la paix. De l’encens est offert et la cérémonie prend fin au bout de 45 minutes.
C’est là que je rencontre Miyazaki, qui me raconte l’histoire de l’île. Nous nous rendons ensuite au Ninoshima Gakuen, qui n’est plus un orphelinat traditionnel, mais plutôt un lieu pour les enfants qui ne sont pas en mesure de vivre à la maison avec leurs parents. Un administrateur m’explique le travail que les conseillers font avec les enfants pour les amener à formuler leurs émotions et leurs sentiments – une pratique qui n’est guère encouragée au Japon, tout du moins dans le milieu de l’éducation.
Miyazaki m’emmène jusqu’à l’emplacement d’une statue, en haut de la colline qui surplombe le Ninoshima Gakuen. De loin, on aurait dit un enfant flottant au milieu des vertes frondaisons, mais je constate maintenant que c’est la statue d’un bouddhiste, portant l’inscription Inochi no tô (monument à la Vie). Elle a été érigée en 1971, à l’occasion du 25e anniversaire du centre d’accueil pour enfants. À l’arrière, une petite voûte abrite les cendres des personnes qui ont travaillé au centre et de quelques-uns de ses hôtes.
Le ferry, plus petit, qui va me ramener à la ville de Hiroshima doit aborder d’un moment à l’autre au quai du Gakuen, et il est temps de redescendre la colline. Alors que nous nous frayons un chemin au travers d’une foule d’enfants qui se dirigent vers leur terrain de jeu, je me prends à souhaiter que Ninoshima soit pour eux le lieu où s’opérera leur mutation, où leur sera offerte une seconde chance. Même si l’on continue d’y exhumer les ossements du passé, j’espère que l’île n’est pas sous l’emprise du sortilège de la destruction, mais qu’elle se trouve être un havre de vie – un sol fertile pour les plantes sauvages comme pour les fleurs de l’espoir semées par ses habitants.
(Photo de titre avec l’aimable autorisation de Miyazaki Kazuo)