Opdivo, une molécule d’immunothérapie contre le cancer
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Un nouveau traitement anticancéreux d’origine japonaise
En novembre 2010, un médecin américain d’origine indienne a publié un ouvrage sur le cancer intitulé The Emperor of All Maladies: A Biography of Cancer (L’Empereur de toutes les maladies. Une biographie du cancer, traduction en français, Flammarion, 2013). Dans ce livre remarquable couronné par le prix Pulitzer 2011, Siddhartha Mukkerjee retrace l’histoire d’une maladie contre laquelle le genre humain se bat depuis quatre millénaires sans avoir réussi à la vaincre complètement, en dépit de toutes les armes qu’il s’est ingénié à trouver contre elle. Au cours de la seule année 2014, le cancer a coûté la vie à 370 000 personnes, rien qu’au Japon.
Les cellules cancéreuses sont des cellules anormales issues de cellules à l’origine saines. Elles sont particulièrement difficiles à traiter parce qu’elles altèrent le mécanisme qui protège l’organisme de l’homme en tant qu’être vivant. Elles se développent en effet en s’attaquant au système immunitaire et en se multipliant au point de mettre la vie du patient en péril. Car cette bataille au long cours contre le cancer finit par épuiser les défenses du corps humain. Mais les chercheurs sont loin d’avoir dit leur dernier mot.
En 2014, les laboratoires Ono Pharmaceutical Co. Ltd.(Osaka) ont mis sur le marché un nouveau produit très prometteur en tant que traitement du cancer par l’immunothérapie. La conception de cette molécule, appelée nivolumab et commercialisée par les laboratoires Ono sous le nom d’Opdivo, s’est faite sous la direction de Honjo Tasuku, un spécialiste de l’immunologie de renommée mondiale actuellement professeur invité à l’Université de Kyoto et président du conseil d’administration de l’Université de Shizuoka.
Le déverrouillage du système immunitaire : une découverte due au hasard
Comme c’est souvent le cas, tout a commencé par une découverte fortuite. Au début des années 1990, Ishida Yasumasa, un étudiant de troisième cycle du laboratoire de recherches de Honjo Tasuku à l’Université de Kyoto, devenu depuis professeur associé à l’Institut des sciences et des technologies de Nara, a effectué des recherches sur les molécules qui déclenchent le processus de mort programmée (apoptose) des cellules immunitaires. C’est ainsi qu’en 1992, il a découvert une première molécule qu’il a appelée protéine de « mort cellulaire programmée » (programmed cell death 1), en abrégé PD-1.
Les expériences menées sur des souris pour comprendre le mécanisme des PD-1 ont abouti à une constatation surprenante. Il s’est en effet avéré que cette protéine de surface cellulaire se manifeste largement dans les cellules immunitaires activées – entre autres les lymphocytes T et B – et qu’elle fonctionne comme un verrou qui inhibe le système immunitaire. Si la réponse immunitaire est essentielle pour protéger l’organisme, elle ne doit pas non plus se prolonger outre mesure ou être trop intense afin de ne pas outrepasser son rôle en s’attaquant à des cellules saines. Il existe donc des molécules qui font office de « points de contrôle » (immune checkpoints) et sont capables de stopper l’activation des lymphocytes, quand cela est nécessaire. Honjo Tasuku a annoncé cette découverte en 1999. À l’époque, il pensait déjà qu’elle pourrait s’appliquer au traitement du cancer et des maladies infectieuses.
L’immunothérapie contre le cancer : un concept qui a mis un demi-siècle avant de donner des résultats probants
L’immunothérapie anticancéreuse, autrement dit le traitement des tumeurs en utilisant le système immunitaire du patient, est un concept dont il est question depuis plus d’un demi-siècle. Dès les années 1950, l’Australien Frank Macfarlane Burnet (1899-1985), grand spécialiste en virologie et lauréat du prix Nobel de médecine 1960, a formulé la théorie de l’immunosurveillance des tumeurs suivant laquelle le système immunitaire détecterait, contrôlerait et éliminerait les cellules tumorales. Le corps humain produisant chaque jour quelque 3 000 cellules cancéreuses, il a émis l’hypothèse que les défenses immunitaires tuaient les dites cellules pour les empêcher de se transformer en tumeurs. Mais il a fallu attendre encore longtemps avant que sa théorie soit prouvée.
Les chercheurs qui pensaient que de Frank Macfarlane Burnet avait vu juste ont commencé à essayer de mettre au point des traitements capables d’activer le système immunitaire pour lutter contre le cancer. Le moins qu’on puisse dire c’est que les résultats n’ont pas été satisfaisants. Mais cela n’a pas du tout étonné Honjo Tasuku. En effet quand les mécanismes de défense de l’organisme détectent la présence d’agents ou de substances étrangers (antigènes), ils réagissent sous la forme d’une réponse immunitaire. Toutefois pour vraiment activer les cellules immunitaires et en particulier les lymphocytes, il faut aussi qu’il y ait un signal de costimulation – appelé aussi signal de danger – positif.
Le principe de base de l’immunothérapie anticancéreuse classique consiste à trouver l’antigène spécifique de la tumeur et à l’injecter au patient pour accélérer la réponse immunitaire. Mais quand le cancer s’est déjà développé et que le corps est envahi par ledit antigène, l’adjonction de quelques milligrammes de plus ne donne guère de résultats. Et pour peu qu’il s’agisse d’une molécule de costimulation négative, le système immunitaire ne réagit absolument pas, quelles que soient les sollicitations dont il fait l’objet. Pour pouvoir activer les défenses immunitaires et commencer à traiter le cancer, il faut donc faire sauter les verrous qui les bloquent. L’enjeu de l’immunothérapie est de redonner aux lymphocytes leur capacité initiale à combattre la tumeur au lieu de la protéger. Honjo Tasuku a été le premier spécialiste de l’immunologie à comprendre ce mécanisme.
James P. Allison, un spécialiste de l’immunité anticancéreuse de l’Université du Texas, aux États-Unis, a par ailleurs découvert qu’une autre molécule, appelée CTLA-4 (protéine de fusion composée de l’antigène 4 cytotoxique humain associé au lymphocyte T), avait elle aussi un effet de costimulation négative sur les cellules immunitaires. Et en 1996, il a annoncé qu’on avait réussi à éliminer des tumeurs chez des souris grâce à des anticorps bloquant le fonctionnement de la protéine CTLA-4.
Un traitement mis au point conjointement par des chercheurs américains et japonais
En l’an 2000, les recherches menées conjointement par l’Université de Kyoto au Japon et le Genetics Institute aux États-Unis ont permis la découverte de deux protéines appelées ligands de protéine de mort cellulaire programmée (PD-L1 et PD-L2), qui s’associent de façon spécifique à la molécule PD-1 (programmed cell death 1). Quand la protéine PD-L1 est présente à la surface d’une cellule cancéreuse et qu’elle se lie au récepteur PD-1 à la surface d’une cellule immunitaire, elle prend le contrôle de cette dernière en la verrouillant et en l’empêchant de s’attaquer aux cellules cancéreuses (voir figure 1, A). Pour se protéger, les tumeurs activent les molécules qui font office de points de contrôle (immune checkpoints) et stoppent l’activation des lymphocytes. Elles leurrent ainsi les cellules immunitaires, qui cessent leur travail de défense. Le recours à un anticorps anti PD-1 permet de « lever le frein » de la réponse immunitaire et de rendre aux lymphocytes leur capacité à combattre le cancer (voir figure 1, B).
Le laboratoire Honjo a effectué des tests sur des animaux et publié en 2002 des résultats qui prouvaient l’exactitude des hypothèses qu’il avait émises, l’administration d’anticorps anti PD-1 à des souris ayant considérablement renforcé leur résistance au cancer. Ses recherches ont également permis de récolter de nombreuses données sur le rôle des anticorps contre la prolifération du cancer par les métastases.
Dans le même temps, les chercheurs de l’équipe Honjo ont essayé de trouver des applications à leurs découvertes. Mais à l’époque, l’Université de Kyoto n’avait guère de compétences en matière de dépôt de brevet. Honjo Tasuku a donc fait appel aux laboratoires pharmaceutiques Ono qu’il connaissait bien par le biais du professeur d’université qui avait été son maître, en leur demandant de s’associer avec lui. C’est ainsi qu’en 2002, Honjo et Ono Pharmaceutical ont déposé une demande provisoire conjointe de brevet en vue d’une immunothérapie basée sur la molécule PD-1.
Honjo Tasuku était convaincu que les anticorps anti-PD-1 pouvaient être utilisés pour traiter les cancers. Il a donc proposé son idée à de nombreux laboratoires pharmaceutiques japonais. Au début, il a été plutôt mal accueilli en raison du scepticisme que ce secteur – y compris Ono Pharmaceutical – affichait alors vis-à-vis du traitement du cancer par l’immunothérapie. N’ayant obtenu aucune réponse favorable, il s’est tourné vers l’étranger où son projet a été retenu par une startup américaine enthousiaste. Mais quand Honjo Tasuku leur a fait part de sa décision, les laboratoires Ono ont brusquement changé d’attitude et accepté sa proposition. Ce revirement inattendu s’expliquerait aussi par le fait que la firme américaine Medarex, qui était spécialisée dans les produits pharmaceutiques et possédait les brevets et les techniques de fabrication des anticorps humains, a contacté Ono Pharmaceutical en vue de recherches d’applications cliniques pour les anticorps anti-PD-1.
En 2006, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) a approuvé l’utilisation de l’anticorps humain anti-PD-1 nivolumab en tant que nouveau traitement expérimental. Les essais cliniques ont commencé cette même année aux États-Unis. Le processus de mise au point du traitement s’est accéléré après l’achat de Medarex par le géant américain des produits pharmaceutiques Bristol-Meyers Squibb en 2009, pour une somme de 2,4 milliards de dollars.
2014 : les débuts d’Opdivo
Lors des essais cliniques effectués aux États-Unis, le nouveau traitement a été administré à des patients atteints de tumeurs solides, y compris des cancers du poumon non à petites cellules, de la prostate, du côlon, ou du rein et des mélanomes malins. Et il s’est avéré efficace dans tous ces types de cancer. Le taux de réponse tumorale, c’est-à-dire le pourcentage de patients chez qui la tumeur a diminué ou disparu, a été de près de 30 % pour les mélanomes et les cancers du rein. Les résultats de ces tests ont été publiés en 2012 dans la prestigieuse revue médicale américaine The New England Journal of Medecine où ils étaient accompagnés d’un commentaire expliquant que le nivolumab avait obtenu le taux de réponse le plus élevé de tous les traitements par l’immunothérapie mis en œuvre depuis 30 ans. Certains patients avaient même eu droit à une période de rémission de plus d’un an.
Dans le même temps au Japon, les laboratoires pharmaceutiques Ono ont fait des essais cliniques de phase I, première administration à l’homme, sur des patients atteints de cancers du poumon non à petites cellules ou du rein pour évaluer la toxicité de la molécule, et ils ont obtenu des réponses favorables dans plusieurs cas. Ils ont donné la priorité au développement de ce produit pour le traitement des mélanomes, le type de cancer au pronostic le plus défavorable parmi ceux testés. C’est la première fois en 20 ans que des essais de phase II, qui consistent à déterminer la posologie optimale du produit en termes d’efficacité et de tolérance, étaient effectués sur des patients présentant des mélanomes.
En 2013, la revue américaine Science a qualifié le traitement du cancer par une immunothérapie à base d’anticorps de « progrès scientifique de l’année ». En juillet 2014, le Japon a autorisé l’utilisation du nivolumab commercialisé sous le nom d’Opdivo pour traiter les mélanomes, une première mondiale. En septembre 2014, les États-Unis ont fait de même et au mois d’octobre 2015, après des essais cliniques concluants, la FDA a approuvé le recours à l’Opdivo pour soigner les cancers du poumon non à petites cellules avancés ayant déjà fait l’objet d’une chimiothérapie sans résultats.
À l’heure actuelle, des essais cliniques avec le nivolumab sur d’autres types de cancer sont en cours et le champ des applications de ce traitement devrait continuer à s’étendre. Les laboratoires pharmaceutiques du monde entier sont par ailleurs en train de mettre au point plusieurs produits visant les points de contrôle (immune checkpoints) qui inhibent le système immunitaire.
En 2011, la FDA a autorisé les laboratoires américains Bristol-Meyers Squibb à utiliser l’ipilimumab, un anticorps monoclonal qui réactive le système immunitaire en s’attaquant à la protéine CTLA-4. Les protéines PD-1 et CTLA-4 sont toutes deux des molécules qui jouent le rôle de points de contrôle mais en verrouillant chacune les cellules immunitaires d’une façon différente. Leur utilisation combinée a considérablement amélioré le taux de réponse des tumeurs. En 2014, Honjo Tasuku et James P. Allison ont été les lauréats du premier Prix Tang de pharmacologie décerné à Taiwan par l’Academia Sinica dans le cadre des prix Tang, considérés comme les « prix Nobel de l’Est ». Ils ont reçu à cette occasion une somme de 50 millions de nouveaux dollars de Taïwan soit environ 1,5 million de dollars américains.
Un traitement très prometteur avec peu d’effets secondaires, mais extrêmement coûteux
Le nivolumab se distingue nettement des traitements classiques à plusieurs égards, à commencer par des avantages incontestables. D’abord, on peut l’utiliser pour soigner tous les types de cancer. Ensuite, il n’a pas beaucoup d’effets secondaires. Enfin, il continue à être efficace une fois que le patient a répondu au traitement, même si le cancer est en phase terminale, et il peut aussi être administré de façon répétitive. Contrairement aux thérapies ciblées qui visent spécifiquement une protéine ou un mécanisme impliqué dans le développement d’une tumeur, les inhibiteurs de points de contrôle peuvent traiter une grande variété de cancers. « Je crois que bientôt, on cessera d’utiliser les traitements classiques actuels et qu’on soignera tous les cancers avec les anticorps PD-1 », affirme Honjo Tasuku.
Le nivolumab a également un inconvénient, en l’occurrence, son prix très élevé. Le coût moyen du traitement annuel d’un patient se situe aux alentours de 15 millions de yens (environ 120 000 euros). Mais les thérapies ciblées sont elles aussi très coûteuses et, qui plus est, au bout d’un laps de temps assez court, elles deviennent inefficaces parce que les cellules cancéreuses ont muté. Le prix du nivolumab ne paraît pas si exorbitant quand on sait qu’il a partiellement ou totalement éliminé les cellules cancéreuses d’un grand nombre des malades auxquels il a été administré. Si ce traitement est couvert par l’assurance-maladie japonaise, il entrera dans la catégorie des médicaments coûteux et la part assumée par le patient restera limitée. Mais pour le budget déjà très serré de la sécurité sociale, il constituera une lourde charge supplémentaire.
Le problème le plus préoccupant posé par le nivolumab c’est que s’il agit très bien sur certains patients au point qu’ils n’ont plus besoin d’en prendre, il s’est avéré sans aucun effet sur d’autres. Plusieurs solutions ont été envisagées pour remédier à cet inconvénient, notamment un début de traitement plus précoce et le repérage de marqueurs tumoraux qui permettraient de savoir si le produit a ou pas un effet sur le malade.
Les mérites de la recherche translationnelle et des relations interactives avec les laboratoires pharmaceutiques
La mise au point du nivolumab et la planification du premier essai clinique prouvant la faisabilité du concept de base ont été rendues possibles grâce à la « recherche translationnelle » qui, à travers une étroite collaboration entre les chercheurs et les cliniciens, a permis une interaction entre les connaissances de la recherche cognitive et leur application au bénéfice des patients.
Le 1er avril 2015 a coïncidé avec la création de l’Agence japonaise pour le développement et la recherche médicale (AMED), une des mesures-phares de la « troisième flèche » des « Abenomics », la stratégie de croissance destinée à encourager l’investissement privé
du Premier ministre Abe Shinzô. La recherche fondamentale du Japon n’a rien à envier aux autres pays, ne serait-ce que dans le domaine des cellules souches pluripotentes induites (CSPi). Mais jusqu’à ces derniers temps, l’Archipel ne disposait pas d’un système efficace permettant aux découvertes de la recherche de déboucher sur des applications cliniques. L’AMED est un organisme comparable aux Instituts américains de la santé (NIH), qui est chargé de gérer le budget de la recherche médicale japonaise et de promouvoir les applications pratiques des résultats de ses travaux.
« Au Japon, les découvertes médicales ne bénéficient d’aucun retour de la part de ceux qui les exploitent et la recherche ne dispose pas de moyens suffisants », précise Honjo Tasuku qui a passé plusieurs années dans un NIH. « Il faut créer une relation interactive entre les universités et les entreprises par le biais d’un mécanisme de redistribution des profits engrangés par les laboratoires pharmaceutiques aux établissements universitaires. Ce qui permettra de former de nouveaux chercheurs et de semer les graines des découvertes de demain. »
Le jour où les grands laboratoires pharmaceutiques et les universités noueront des relations interactives où chacun trouvera son compte, les hommes auront fait un grand pas en avant dans la lutte acharnée qui les oppose au cancer.
(D’après un article en japonais du 22 avril 2015. Photo de titre : Honjo Tasuku (à gauche), lors de la cérémonie de remise des prix de la Tang Prize Foundation, à Taipei, le 18 septembre 2014. Avec l’aimable autorisation de la Tang Prize Foundation.)