Le mythe de l’amitié virile dans le cinéma d’action japonais
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Novembre 2014 : disparition de deux géants du cinéma d’action japonais
Le mois de novembre 2014 a coïncidé avec une double disparition, celle de Takakura Ken (1931-2014) et Sugawara Bunta (1933-2014), deux monstres sacrés du cinéma japonais. Ce phénomène relativement courant est d’autant plus troublant quand il concerne deux individus extrêmement proches dont les personnalités très contrastées s’éclairent l’une l’autre. Lorsque l’un d’entre eux meurt, l’autre ne tarde pas à le suivre dans la tombe, comme si le premier avait attiré le second à sa suite. C’est ce qui s’est passé, par exemple, dans le cas des cinéastes Ôshima Nagisa (1932- 2013), l’auteur de Furyo (1983), et Wakamatsu Kôji (1936-2012), le réalisateur des films Les Anges violés (1967), Sex Jack (1970), présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 1971, et Le Soldat dieu (2010). Wakamatsu Kôji, qui n’a jamais cessé de dénoncer l’hypocrisie de la société japonaise de l’après-guerre tout au long de sa carrière, est mort le 17 octobre 2012, à la suite d’un accident de la circulation. Ôshima Nagisa a pour sa part succombé à une infection pulmonaire le 15 janvier 2013, moins de trois mois plus tard. Trente-sept ans auparavant, les deux hommes avaient étroitement collaboré – Ôshima Nagisa en tant que réalisateur et Wakamatsu Kôji en tant que producteur – dans le cadre de L’Empire des sens, un film présenté en 1976 à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, qui a profondément marqué l’histoire du cinéma.
Cet étrange phénomène s’est à nouveau produit au mois de novembre dernier, avec la disparition, à quelques jours d’intervalle, de Takakura Ken, le 10, et de Sugawara Bunta, le 28. Les deux acteurs, qui avaient à peine deux ans d’écart, ont interprété toutes sortes de personnages au cours de leur longue carrière de près d’un demi-siècle. Mais c’est dans les rôles de hors la loi qu’ils ont, l’un comme l’autre, donné pleinement la mesure de leur talent. Ils ont tous les deux tourné durant des années en exclusivité pour les studios Tôei, dans des films où ils ont incarné des repris de justice et des mafieux (yakuza). Cependant, Takakura Ken et Sugawara Bunta ont eu un parcours très différent. Le premier est en effet devenu rapidement une vedette du grand écran, alors que le second a dû se contenter pendant longtemps de petits rôles avant d’accéder au rang de star.
Le mythe de l’amitié virile
Quand je pense à Takakura Ken, une scène me revient immédiatement à l’esprit. Elle se trouve dans Shôwa zankyôden : shinde moraimasu (Histoires brutales et chevaleresques de l’ère Shôwa : tu dois mourir, 1970), un film de Makino Masahiro (1908-1993). L’action se situe dans la « ville basse » (shita-machi) de Tokyo, à la fin des années 1920. Hanada Hidejirô, le héros incarné par Takakura Ken, est un ex-yakuza vêtu d’une tenue traditionnelle japonaise. Écœuré par les comportements inqualifiables de son ancien chef de clan (oyabun), il a décidé de le tuer. Au moment où il arrive près d’un pont, il tombe sur son ami cuisinier Kazama Jûkichi, interprété par l’acteur Ikebe Ryô (1918-2010), qui est à la recherche du même chef de clan. Mais si Hanada Hidejirô, alias Takakura Ken, est motivé par le code de l’honneur propre aux yakuza, Kazama Jûkichi est, quant à lui, animé par un profond désespoir.
Hanada Hidejirô demande à Kazama Jûkichi de renoncer à son projet parce qu’il n’est pas un yakuza doublé d’un repris de justice comme lui. Kazama Jûkichi insiste cependant pour l’accompagner, par sentiment du devoir. Gros plans successifs sur le visage des deux hommes. On les voit ensuite s’éloigner ensemble, sans rien dire. Avec en fond sonore, la chanson qui sert de thème au film, « Quand il faut choisir entre le devoir et les sentiments … ».
Lorsque Shôwa zankyôden : shinde moraimasu est sorti sur les écrans, les spectateurs ont réagi à cette scène en criant « Ken-san ! » comme s’ils assistaient à une représentation de kabuki où la coutume veut que l’on interpelle les acteurs aux moment cruciaux de la pièce.
Pour présenter Sugawara Bunta et montrer en quoi il diffère de Takakura Ken, je ferai référence à un autre film. Il s’agit de Chizome no daimon (Le Blason ensanglanté, 1970) de Fukasaku Kinji (1930-2003). L’acteur joue le rôle de Gunji Kensaku, un yakuza ambitieux issu des faubourgs misérables de Yokohama, au moment de l’après-guerre. Contrairement à Hanada Hidejirô, le héros incarné par Takakura Ken dans Shôwa zankyôden, Gunji Kensaku n’a que faire du code de l’honneur traditionnel des yakuza. Pour étendre son territoire et s’enrichir, il n’hésite ni à trahir les membres de son clan ni à se salir les mains. Il finit par se laisser entraîner dans un projet impliquant la destruction du quartier misérable où il a grandi. Il reste sourd aux supplications des pauvres gens qui y vivent et encourage la construction d’un complexe industriel à cet emplacement. « Les yakuza ont toujours eu les mains sales. Pour rester en vie, il faut accepter de se salir les mains », dit-il pour se justifier.
Mais ceci n’empêche pas Gunji Kensaku de se faire rouler par l’entrepreneur à l’origine du projet. Celui-ci le laisse en effet lamentablement tomber une fois qu’il a obtenu de lui ce qu’il voulait. Le vieux quartier de Yokohama est rasé et les gens que Gunji Kensaku a trahis ne veulent plus entendre parler de lui. Un de ses acolytes, lui aussi yakuza, décide de se venger en tuant celui qui les a bernés. Mais il échoue et se suicide en se mordant la langue. Gunji Kensaku va chercher le corps. Et quand il est confronté à son ennemi, il s’écrie « Il n’est pas mort pour son clan mais pour ce quartier dans lequel nous sommes nés ».
Héros tragique versus ennemi de la société
À première vue, Takakura Ken et Sugawara Bunta ont une allure très différente. Le premier est grand et mince avec un air à la fois grave et rude. Son regard en général aimable devient parfois d’une grande dureté, en fonction de la situation. Mais il a fortement tendance à ne pas montrer ses émotions. Les personnages qu’il interprète dans les films des studios Tôei portent beaucoup plus souvent des tenues traditionnelles japonaises que des vêtements occidentaux. Son arme de prédilection est le sabre court (tantô) et il n’utilise jamais d’armes à feu. Takakura Ken incarne les valeurs traditionnelles japonaises de loyauté et de fidélité et il laisse éclater sa colère quand son code de l’honneur est bafoué. C’est un personnage profondément tragique, drapé dans sa dignité, et qui continue à se battre seul contre l’adversité même quand il sait que son destin est scellé.
Sugawara Bunta donne d’emblée l’impression d’être issu des couches les plus populaires de la société japonaise. C’est un homme de haute taille, à l’instar de Takakura Ken, mais il a un visage émacié avec deux rides verticales profondes entre les sourcils épais qui lui barrent le front. Il a l’air plutôt minable et ne relève pas du registre du tragique. En fait, il est pathétique. C’est un éternel malchanceux condamné à arriver toujours trop tard et à perdre systématiquement au jeu de la courte-paille. Il est incapable d’exprimer la rage qu’il nourrit au fond de lui-même. Si bien que, quand il explose et qu’il révèle sa face cachée, il se transforme en un véritable monstre d’une cruauté inhumaine, qui piétine allègrement le code de l’honneur et viole les femmes.
Aussitôt après la Seconde Guerre mondiale, l’Archipel a traversé une période très dure où les Japonais ont dû se battre pour survivre au milieu des décombres et du marché noir. L’ordre moral qui avait prévalu jusque-là s’est complètement effondré, ne laissant aucune place pour l’esthétique tragique de l’honneur incarnée par Takakura Ken. C’est ce contexte qui sert de cadre aux films de gangsters où apparaît Sugawara Bunta. Des films dont le titre a toujours une connotation sordide : Yotamono no okite (Loi des racailles, 1968), de Furuhata Yasuo (né en 1934) ; Mamushi no kyôdai (Les frères Vipère, 1971) de Nakajima Sadao (né en 1934) ; Kyôken san kyôdai (Trois frères enragés, 1972) de Fukasaku Kinji (1930-2003) ; Gorotsuki butai (Une troupe de gredins, 1969) d’Ozawa Shigehiro (1922-2004)… Les yakuza d’avant la Seconde Guerre mondiale interprétés par Takakura Ken appartiennent à un monde souterrain en marge de la loi, qui n’a pas grand chose à voir avec la société japonaise ordinaire. Mais les gangsters de l’après-guerre incarnés par Sugawara Bunta se comportent comme des malfrats violents et hostiles au reste de la population qui, de ce fait, éprouve une profonde haine à leur égard.
Des héros différents de ceux des films d’action d’Hollywood
Les personnages interprétés par Takakura Ken et Sugawara Bunta ont toutefois un point commun. Dans leur vie, il n’y a pas de place pour les femmes et ils accordent beaucoup d’importance aux amitiés viriles. Dans les deux films que j’ai mentionnés au début de cet article, le personnage principal est entouré d’hommes avec lesquels il entretient des rapports fondés sur une confiance à la vie à la mort. Ils se considèrent comme des frères de cœur et leurs liens sont si forts qu’ils excluent toute relation avec des femmes.
Je tiens à préciser que les liens qui unissent ces personnages n’ont rien d’homosexuel et qu’ils relèvent de l’homosocialité. Car ces héros, qui évitent soigneusement tout contact avec les femmes, sont aussi complètement hostiles aux relations sexuelles entre personnes du même sexe. Ils entretiennent des rapports de type fraternel fondés sur une parfaite compréhension mutuelle. Il leur suffit d’un simple regard et de très peu de mots.
Pour mieux cerner ce genre de personnages, il est intéressant de les comparer aux héros des films d’action et de gangsters d’Hollywood. Quand Clint Eastwood ou Bruce Willis jouent des rôles de hors la loi, ils finissent toujours par retrouver la femme qu’ils aiment à la fin de l’histoire. Mais les films japonais où apparaissent Takakura Ken et Sugawara Bunta ne se terminent jamais par ce genre de « happy end ». Leurs héros voient leurs frères d’armes mourir sous leurs yeux et ils marchent en silence vers leur propre mort.
Toutefois ce type de cinéma fondé sur les amitiés viriles ne se limite pas au Japon. On en trouve aussi des exemples dans d’autres pays d’Asie. Les personnages interprétés par Chow Yun-fat ou Leslie Cheung dans les films d’action de Hong Kong appartiennent eux aussi à un monde profondément homosocial où l’amitié virile joue un rôle capital. Ils répètent inlassablement « Nous avons toujours été ensemble, tous les deux ». En fait, les concepts d’homosocialité et d’amitié virile sont des critères qu’il ne faut surtout pas négliger quand on fait une analyse comparative des films d’action d’Hollywood et de ceux de l’Asie.
(Photographies du titre : [à gauche] Sugawara Bunta dans Combats sans code d’honneur de Fukasaku Kinji, 1973, © Tôei, Jiji Press ; [à droite] Takakura Ken dans Black Rain de Ridley Scott, 1989, ANP/Jiji Photo)