Diplomatie : le Japon est-il voué à l’isolement ?
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L’âge d’or de la réconciliation
Le 31 octobre 2005, il y a près de dix ans, l’hebdomadaire américain Newsweek International a publié un article du journaliste Christian Caryl intitulé « A Very Lonely Japan » (Un Japon très isolé). En dépit d’une certaine tendance à s’en tenir à des généralités, l’auteur avait le mérite de souligner que l’isolement diplomatique croissant du Japon était dû aux visites controversées de Koizumi Junichirô — chef du gouvernement de 2001 à 2006 — au sanctuaire shintô de Yasukuni, à Tokyo. La couverture du magazine, qui avait pour titre « Why Japan has no Friends ? » (Pourquoi le Japon n’a-t-il pas d’amis ?), montrait le Premier ministre en train de se recueillir dans ce sanctuaire où sont vénérés les esprits des Japonais morts à la guerre, y compris des personnages condamnés par le Tribunal international de Tokyo comme le général Tôjô Hideki (1884-1948) qui fut Premier ministre du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces visites inopinées — six au total — ont mis brutalement fin à l’« âge d’or de la réconciliation » qui prévalait jusque-là dans la région. Dès lors, les rencontres au sommet entre les dirigeants japonais et leurs homologues chinois et sud-coréens se sont raréfiées et le processus d’intégration régionale a cessé de faire des progrès.
Au cours des années 1990, les Japonais s’étaient pourtant excusés pour leur rôle durant les guerres qui se sont déroulées en Asie et dans le Pacifique entre 1931 et 1945 ainsi que pour les crimes auxquels celles-ci ont donné lieu. Et leur attitude avait contribué à faire naître un climat de confiance mutuelle en Asie de l’Est. Le rapprochement entre le Japon, la Chine et la Corée du Sud avait par ailleurs grandement progressé grâce à plusieurs initiatives des autorités nippones, entre autres les suivantes : la « clause des pays voisins » adoptée en 1982, qui garantissait que les manuels d’histoire japonais tiendraient compte des sentiments des victimes des guerres d’agression et de la politique coloniale menées par le Japon ; les excuses présentées en 1993 par le Premier ministre Hosokawa Morihiro pour « les guerres d’agression » perpétrées par le Japon ; la déclaration faite au mois d’août 1993 par Kôno Yôhei, alors porte-parole du gouvernement, à propos des « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer par l’armée japonaise ; la « déclaration Murayama » prononcée en 1995 par le Premier ministre Murayama Tomiichi ; et la création, toujours en 1995, d’un « Fonds pour les femmes asiatiques » (Asian Women Fund) destiné à offrir des compensations aux « femmes de réconfort ». C’est pourquoi je considère cette période comme l’ « âge d’or de la réconciliation ».
Une politique de rapprochement et d’intégration régionale
En 1998, le Premier ministre japonais Obuchi Keizô et le président sud-coréen Kim Dae-jung ont publié un communiqué commun, intitulé « Un nouveau partenariat entre le Japon et la République de Corée en vue du XXIe siècle ». Dans ce texte, Kim Dae-jung et Obuchi Keizô affirmaient qu’ils étaient « parvenus à un accord sur l’importance pour les deux pays de construire des relations durables de bon voisinage, d’amitié et de coopération au XXIe siècle, de regarder le passé en face et de développer des liens fondés sur une compréhension et une confiance mutuelles ».
Dans cette même déclaration, le Premier ministre japonais exprimait ses plus vifs regrets et ses excuses pour les dommages et les souffrances infligés par son pays durant sa période colonialiste, comme Murayama Tomiichi l’avait fait avant lui dans la déclaration de 1995 qui porte son nom. En 1998, le Japon et la Chine ont par ailleurs signé une « déclaration commune en vue de construire une relation d’amitié et de coopération pour la paix et le développement ». L’année suivante, un projet de sommet à trois entre la Chine, la Corée du Sud et le Japon a vu le jour mais il n’a pas pu aboutir avant 2008, en raison des frictions provoquées par les visites répétées du Premier ministre Koizumi Junichirô au sanctuaire de Yasukuni. On notera toutefois que les réunions de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) n’en ont pas moins continué entre 1999 et 2007.
Des tensions croissantes
Quand Koizumi Junichirô s’est rendu au sanctuaire de Yasukuni, il savait parfaitement que son geste revenait à glorifier les guerres de l’Asie et du Pacifique de la première moitié du XXe siècle et à prétendre que celles-ci n’avaient rien d’agressif puisqu’elles avaient pour objectif de défendre le Japon et de libérer l’Asie de l’emprise coloniale européenne. C’est d’ailleurs la théorie qui est clairement développée dans les salles du Yûshûkan, le Musée de la guerre situé juste à côté du sanctuaire de Yasukuni.
Cette interprétation de l’histoire est, bien entendu, particulièrement choquante pour les victimes des guerres et de la politique de colonisation du Japon. La décision de Koizumi Junichirô de visiter le sanctuaire de Yasukuni était complètement illogique. En effet, le Premier ministre entendait se rendre dans un lieu symbolisant une version des faits en contradiction complète avec la « déclaration Murayama » de 1995, tout en continuant d’affirmer son soutien à cette même déclaration dans laquelle le Japon formule les excuses les plus complètes pour les guerres d’agression des années 1930 et de la première moitié des années 1940.
Koizumi Junichirô n’a pas non plus daigné expliquer pourquoi il a choisi de rendre hommage aux Japonais morts à la guerre dans ce sanctuaire hautement controversé plutôt que, par exemple, au cimetière national de Chidorigafuchi qui se trouve non loin du palais impérial de Tokyo et où le secrétaire d’État américain John Kerry s’est recueilli en compagnie du secrétaire à la Défense américain Chuck Hagel, le 3 octobre 2013.
Vers un isolement diplomatique inexorable ?
Le 26 décembre 2013, le Premier ministre Abe Shinzô, de retour au pouvoir depuis décembre 2012, s’est à son tour rendu au sanctuaire de Yasukuni. C’est la première fois qu’un chef du gouvernement japonais visitait l’endroit depuis Koizumi Junichirô. Abe Shinzô a par ailleurs pris des dispositions qui font perdre tout son sens à la « clause des pays voisins » adoptée en 1982. Il a aussi manifesté l’intention d’abroger l’Article 9 de la Constitution de 1947 par lequel le Japon « renonce à jamais à la guerre » et qui symbolise la fin du régime impérialiste d’avant 1945. Cet article, loin d’avoir une portée uniquement nationale, a une importance capitale pour les pays voisins de l’Archipel dans la mesure où il signifie qu’ils n’ont plus à redouter d’agression de la part du Japon. L’idée de supprimer ce message de réconciliation de la Constitution japonaise a quelque chose de vraiment troublant.
Les médias chinois et coréens ont toujours dénoncé systématiquement les tentatives de réinterprétation de l’histoire venant du Japon mais cette fois, les pays européens et les États-Unis ont eux aussi vivement réagi en critiquant la politique d’Abe Shinzô à cet égard. Le gouvernement américain qui, d’ordinaire, s’abstient de ce genre de commentaire, a qualifié la visite du Premier ministre japonais au sanctuaire de Yasukuni de « décevante ». Dans une série d’éditoriaux qui ont commencé à la fin de l’année 2012, le quotidien américain The New York Times a émis de sévères critiques vis-à-vis des mesures prises par Abe Shinzô en ce qui concerne le passé de la région et il n’a pas hésité à qualifier celles-ci d’« impulsions honteuses ». La Fondation américaine Héritage (Heritage Foundation), pourtant réputée pour ses idées conservatrices, a quant à elle déclaré que « M. Abe a besoin de conseils » pour éviter d’attiser les tensions en Asie de l’Est par de nouvelles provocations en relation avec l’histoire du Japon pendant la guerre.(*1)
Dans le même temps en Allemagne, un pays très proche du Japon, les médias ont affirmé que la position d’Abe Shinzô sur l’histoire constituait une menace pour la stabilité de la région. Dans un communiqué intitulé « L’isolement régional du Japon est plus grand que jamais » , Deutsche Welle, la grande chaîne internationale de radio et de télévision de l’Allemagne, explique que le Japon est de plus en plus isolé, en particulier en Asie de l’Est. Et elle souligne que, curieusement, le fait que le Premier ministre Abe Shinzô « réalise ses objectifs » « risque d’accentuer les antagonismes » dans la région.
Pour que les générations futures puissent continuer à vivre dans la paix et la stabilité en Asie de l’Est, il faut absolument sortir du cercle vicieux engendré par les interprétations divergentes de l’histoire et promouvoir l’avènement d’un « nouvel âge d’or de la réconciliation » dans la région.
(D’après un texte original en anglais du 9 janvier 2014)
(*1) ^ « U.S. Should Use Japanese Political Change to Advance the Alliance » (Les États-Unis devraient profiter des changements politiques en cours au Japon pour faire avancer l’alliance nippo-américaine), Bruce Klingner, Backgrounder n° 2743, 14 novembre 2012.
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