Être noir au Japon : une expérience loin des idées reçues

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Warren A. Stanislaus [Profil]Serah Alabi [Profil]

Quand les manifestations liées au mouvement Black Lives Matter se sont étendues des États-Unis au Japon et dans de nombreuses autres parties du monde, beaucoup ont été tentés de voir la réalité des populations afro-descendantes uniquement en termes d’oppression et de discrimination. Mais les histoires racontées par les résidents noirs du Japon révèlent une expérience beaucoup plus diversifiée et souvent plus positive que les médias ne le suggèrent.

Le regard du Japon sur les Afro-descendants

Bien que cette histoire soit largement oubliée, le Japon est depuis bien longtemps une source d’inspiration pour l’autonomisation des noirs. La modernisation rapide du Japon de Meiji, à la fin du XIXe siècle, et leur victoire en tant que nation non blanche dans la guerre russo-japonaise de 1904-1905 ont convaincu d’éminents intellectuels afro-américains comme William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) que le mythe de la supériorité blanche avait été détruit. Les Afro-Américains avaient alors imaginé une solidarité transnationale avec les Japonais comme une autre « ethnie noire ». Pour Marcus Garvey, un chef de file du panafricanisme du début du XXe siècle, le Japon était une nation qui avait enlevé le genou suffocant de la suprématie blanche de son cou, et qui pourrait servir de modèle à suivre.

L’histoire plus récente du Japon a fait que sa place spéciale en tant que champion des peuples de couleur s’est perdue. Malgré des problèmes non conciliés par rapport à son propre passé colonial, et une relative absence de considération envers les minorités à l’intérieur de ses frontières, pour la majorité des Japonais, le racisme et la discrimination sont des problèmes uniquement étrangers, qui ont peu d’importance pour une société japonaise harmonieuse et homogène à faible immigration.

Le Japon n’est pas une utopie postraciale. Les stéréotypes sont courants et les représentations médiatiques populaires des personnes noires sont principalement limitées aux personnages humoristiques ou qui sont appréciés pour leurs performances physiques. Plus récemment, la télévision japonaise a été critiquée pour des incidents irréfléchis de « blackface », et des caricatures offensantes des manifestants de Black Lives Matter.

Certes, les stéréotypes sur les Noirs en tant qu’individus agressifs, hypersexualisés ou en tant qu’artistes et sportifs non intellectuels ne sont pas propres au Japon et sont mieux interprétés comme reflétant les clichés sur les personnes noires qui ont pris naissance et se perpétuent en Occident. Bien qu’il ne soit pas non plus bien rare de voir des Blancs agir comme des comédiens clownesques à la télévision japonaise, il existe aussi une représentation qui dépeint régulièrement des personnes blanches en tant qu’experts, éducateurs et idéal esthétique.

L’aspiration du Japon à une peau toujours plus blanche va au-delà de l’importation de normes de beauté occidentales. Elle a des racines culturelles plus profondes qui lient la blancheur à un statut socio-économique plus élevé. Bien qu’elles soient très visibles au Japon de par leur différence, les femmes noires en particulier peuvent aussi ironiquement se sentir invisibles et négligées parce qu’elles ne correspondent pas à l’imaginaire japonais de la « princesse Disney ». Même les expressions apparentes d’appréciation peuvent parfois sembler envahissantes. La célèbre politesse japonaise se montre tout à fait absente lorsque les locaux tentent de toucher les cheveux d’une femme noire ou d’autres parties de leur corps, ou lorsqu’ils fétichisent ces dernières en commentant ouvertement les formes de leur corps comme étant « érotique » ou « sexy ».

Les stéréotypes raciaux et le colorisme au Japon ont peut-être leur effet social et psychologique le plus profond sur la vie des mixtes noirs-japonais, ou hâfu (de l’anglais « half »), élevés au Japon. Ces derniers sont non seulement obligés de faire face aux problèmes d’identité de ne pas être acceptés comme entièrement japonais, mais leur visibilité en raison d’un teint plus foncé peut donner l’impression qu’ils sont étrangers, ce qui signifie qu’ils doivent se battre simultanément pour leur reconnaissance et pour lutter contre les stéréotypes nuisibles. Faute d’une représentation diversifiée, il n’est donc pas surprenant de voir que les hâfu les plus célèbres se trouvent dans les domaines du sport et du divertissement. (Voir nos deux articles liés : Être métis au Japon [1] : histoire et réflexion et Être métis au Japon [2] : des épreuves au quotidien)

Des façons infinies d’être noir

La notion de hiérarchie des cultures nationales est profondément enracinée au Japon. Les penseurs japonais du XIXe siècle tels que Fukuzawa Yukichi ont posé une théorie de la civilisation qui imaginait une hiérarchie dynamique avec l’Occident à son apogée. Il en a conclu qu’il incombait au Japon de monter au plus haut de ce mât totémique, et de laisser derrière lui les nations les moins civilisées. Les hypothèses de supériorité occidentale imprègnent la société japonaise encore à ce jour. En effet, les expatriés noirs au Japon (en particulier les anglophones natifs) des pays occidentaux peuvent gagner un capital culturel en étant associés à l’Occident « avancé » — et bénéficier ainsi d’un « privilège blanc » en quelques sortes.

En d’autres termes, être originaire d’Amérique du Nord, d’Europe ou d’Australie peut être un facteur déterminant plus important dans la perception et le traitement des individus que le fait d’être noir. Bien que cela ne signifie pas que tous les Occidentaux noirs en bénéficient, cela leur offre une rare opportunité de ne pas être jugé en fonction de leur couleur de peau.

Pourtant, cela n’est pas librement accordé à tous, puisque les expatriés afro-descendants issus de ce qui est considéré comme des « pays en développement » peuvent rencontrer des obstacles bureaucratiques et des préjugés inconscients fondés sur l’idée d’un Japon culturellement supérieur.

L’un des messages clés de « Black in Tokyo », un court métrage documentaire de 2017 avec plus d’un million de vues sur YouTube produit par la créatrice nigéro-américaine Amarachi Nwosu, est la diversité de l’expérience des Afro-descendants. Il est essentiel de rappeler que « les Noirs ne sont pas unidimensionnels », a déclaré Amarachi lors de son exposition de photographies et de sa projection de film lors du « Mois de l’histoire des Noirs » à Tokyo en 2019.

En tant que fondatrice de sa propre agence de branding, Melanin Unscripted, Amarachi est consciente de l’importance de s’approprier son histoire. Elle croit que la diversité des expériences vécues des afro-descendants ne transparaît que lorsque les individus sont autorisés à raconter leurs propres histoires. Elle explique : « Souvent au Japon, je ne voyais pas le reflet de mon identité, de ma culture et de mon expérience. Cela m’a obligé à prendre des risques et à créer ce récit moi-même, plutôt que d’attendre indéfiniment d’être représenté par quelqu’un qui ne me ressemble pas. »

Ranzo ajoute que les Noirs ont un défi complexe et paradoxal, « parce que nous sommes tous uniques et que l’expérience de vie d’une personne noire n’est pas monolithique, mais en même temps, beaucoup ressentent le poids de la responsabilité d’améliorer notre image collective en dissipant les idées fausses et néfastes qui existent. » Bien qu’il puisse être tentant de généraliser les expériences de vie des minorités, les histoires des Noirs au Japon soulignent qu’il existe en vérité des façons infinies d’être noir, et que ces histoires commencent tout juste à être racontées.

(Article original en anglais. Photo de titre : le mouvement Black Lives Matter à Osaka. © Rodney Smith)

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Warren A. StanislausArticles de l'auteur

Né à Londres. Doctorant en histoire à l’Université d’Oxford (Pembroke College). Chercheur invité du programme Soft Power du Centre de stratégies d’établissement des règles de l’Université Tama, à Tokyo. Titulaire d’une licence ès lettres (BA) de l’Université chrétienne internationale (ICU) de Tokyo (2011) et d’une maîtrise (MPhil) de l’Institut d’études japonaises de l’Université d’Oxford (2013). A été chercheur à l’Asia Pacific Initiative (AP Initiative), un think tank indépendant basé à Tokyo.

Serah AlabiArticles de l'auteur

Écrivaine et photographe d’origine nigéro-allemande basée à Tokyo. En tant que narratrice visuelle, elle a collaboré avec de nombreuses marques mondiales sur des projets créatifs et a organisé plusieurs expositions sur une variété de thèmes, notamment la mode, la diversité ethnique et les échanges culturels entre l’Afrique et le Japon. Elle est diplômée d’une maîtrise de l’Université Bunka Gakuen, pour laquelle son sujet de recherche était le regard féminin en photographie.

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