Voyage introspectif à Hiroshima : les lourdes réflexions d’une première visite

Catastrophe Histoire

Hiroshima, la première ville à avoir subi un bombardement atomique le 6 août 1945. Quel regard porter sur un tel cataclysme lorsqu’on est un étranger qui n’a pas vécu la catastrophe et qui voit Hiroshima pour la première fois ? Car c’est le cas de l’écrivaine taiwanaise Li Kotomi, lauréate 2021 du plus grand prix littéraire japonais (le prix Akutagawa). Elle revient pour nous sur sa première visite dans cette ville à jamais meurtrie.

Little Boy et Sadako

Little Boy. C’était le nom de code donné à cette arme de destruction massive. Tous s’en souviennent encore. Little Boy… un petit garçon ? Un enfant, hein ? Et puis, il y a eu celle qui a été larguée sur Nagasaki : Fat Man. Bien sûr, il y avait une Fat Man, il y avait forcément une Thin Man (développée mais jamais larguée). Toujours est-il que, dans toute l’histoire de l’humanité, ceux qui ont été capables de destruction massive, et qui ont effectivement détruit des vies en masse, ce sont, sans exception, des hommes. Non, pas une seule femme.

L’enfant qui a transformé Hiroshima en un endroit apocalyptique a privé de vie de nombreux autres. Avec ses radiations. Avec ses rayons thermiques. Avec ses ondes de choc. Sasaki Sadako était l’un d’entre eux. Elle avait deux ans au moment du bombardement. Elle a été exposée, mais elle n’a souffert d’aucun symptôme et a pu grandir en bonne santé. Sasaki Sadako était douée pour le sport, et elle participait à des courses de relais lorsqu’elle était à l’école primaire. Et puis, en dernière année d’école primaire, tout a basculé. C’est alors qu’elle a développé une leucémie radio-induite, à laquelle elle succombera un an plus tard. Sasaki Sadako avait 12 ans. Après sa mort, ses camarades de classe ont voulu faire quelque chose en sa mémoire. Ils voulaient construire une sculpture à la mémoire des enfants, comme elle, de la bombe atomique. La sculpture en cuivre verra le jour deux ans et demi plus tard. Avec Sadako comme modèle. Et elle existe toujours ; elle se dresse dans le parc du Mémorial de la paix. Comme une épitaphe, y est inscrit : « Ceci est notre cri. Ceci est notre prière. Pour la paix dans le monde entier. »

Lorsque j’ai entendu l’histoire inspirante de Sadako et que j’ai vu le monument à la paix des enfants, j’ai eu une réaction physique presque indescriptible. Bien sûr, Sadako n’est pas la seule. Tant d’enfants ont connu le même sort tragique. Qu’il s’agisse d’enfants ou non, la mort d’un si grand nombre de personnes, dans un cataclysme sans précédent, ne saurait être pardonnée ; cela va sans dire. Ne jamais accorder une importance relative à ces vies. Mais la mort précoce des enfants, ces petits êtres qui n’ont pas eu la chance de grandir, semble susciter un sentiment de compassion accru. Et, comme pour ne pas oublier un cataclysme d’une telle envergure, on cherche, malgré soi ou non, un certain symbolisme dans la mort de ces enfants, souvent dans celle d’innocentes petites filles. Pour l’Holocauste, cela a pris la forme du Journal d’Anne Frank. Pour Hiroshima, c’est Sasaki Sadako. Mais je ne peux m’empêcher de penser que ces filles, honorées comme pour échapper aux méandres de l’oubli, comme des emblèmes de prières pour la paix, finissent par n’être réduits qu’à de simples symboles. Bien loin ce qu’elles étaient ; des filles, qui ont vécu, qui ont respiré.

Le monument de la paix des enfants
Le monument de la paix des enfants

Les 140 000

Objets, images de films, photographies et tableaux sont exposés au Musée de la bombe atomique. Ces innombrables témoignages de ce jour traduisent sans artifice toute la misère du bombardement atomique. Tout y est décrit dans les moindres détails ; la ville de Hiroshima et la vie des habitants avant le bombardement, des scènes de vie de la matinée du 6 août 1945, des gens qui vaquent à leurs occupations. Juste avant l’explosion. Le Musée de la bombe atomique, c’est aussi toutes ces scènes terribles après le bombardement, les flux de personnes, de forces de police et de soldats, les lettres échangées, les maladies contractées suite à une exposition trop élevée aux radiations. Et la pluie noire. En regardant tous ces objets exposés, j’ai eu comme une impression de déjà-vu. Et puis je me suis souvenue. Le sentiment que j’avais éprouvé lorsque j’ai visité le musée commémoratif du 11 septembre à New York. Ce sentiment était très proche de celui que j’ai éprouvé à ce moment-là, à Hiroshima.

Le parc du Mémorial de la paix, vu du Musée de la bombe atomique
Le parc du Mémorial de la paix, vu du Musée de la bombe atomique

Soudain, j’ai pensé à quelque chose. J’ai sorti mon smartphone pour vérifier. Ce qui est connu comme l’attaque terroriste la plus meurtrière de l’histoire, à l’origine de la guerre en Afghanistan et de la guerre en Irak, a coûté la vie à 2 977 personnes. Mais à Hiroshima, ce sont 140 000 personnes qui ont trouvé la mort.

Même si aucune vie humaine n’a logiquement plus de valeur qu’une autre, et que ces choses ne sauraient être mesurées par des statistiques, cette différence m’a choquée. 140 000, ce chiffre a pesé encore plus lourd sur moi. Bien sûr, l’un a eu lieu en temps de guerre, l’autre en temps de paix. L’un s’est produit dans le cadre d’une attaque pendant une guerre, l’autre était une attaque terroriste. Une comparaison simpliste des deux chiffres ferait sans doute l’objet de nombreuses critiques. Mais, moi, je ne comprends pas la différence fondamentale entre ces deux événements ; dans les deux cas, la vie de personnes ordinaires a soudainement été arrachée.

Pour choisir où larguer leurs bombes atomiques, les États-Unis ont cherché « des villes avec des zones construites » avec l’objectif que « l’explosion cause des dommages efficaces ». Les noms de deux villes ont été retenus lors d’une réunion à huis clos du Comité des cibles. Des villes comme Kyoto, Kokura dans la préfecture de Fukuoka et Niigata ont également été suggérées. Mais finalement, c’est Hiroshima qui est choisie, un endroit politique et militaire stratégique.

Le pont Aioibashi, qui a été la cible du bombardement. Il a été choisi en raison de sa forme inhabituelle en T.
Le pont Aioi, qui a été la cible du bombardement. Il a été choisi en raison de sa forme inhabituelle en T.

Lorsque j’ai lu ces explications au musée, une image m’est venue à l’esprit, du plus profond de moi. Une salle de conférence, la lumière est tamisée. Des hommes moustachus parcourent une pile de documents. Les langues vont bon train. Alors, est-ce qu’on tue ces 140 000 personnes ? Non, ça ne sera pas assez efficace. Non, tuons plutôt ces 140 000-là. C’est déjà assez difficile pour un auteur de tuer un seul de ces personnages dans un roman. Mais, pendant une réunion, ces gens-là, eux, ont décidé de supprimer 140 000 personnes réelles. Pour eux, c’est peut-être juste une histoire de paperasse, mais pour celles et ceux qui ont été choisis, c’est au-delà du supportable. Ils ont vu leur vie basculer, simplement parce qu’ils se trouvaient dans la ville qui a été choisie.

On a tendance à l’oublier, mais il n’y avait pas que des Japonais à Hiroshima et Nagasaki. Il y avait aussi des Coréens et des Chinois qui avaient été enrôlés dans l’armée, des étudiants venus d’Asie du Sud-Est, des prêtres jésuites originaires d’Allemagne et des prisonniers de guerre américains ; tous touchés par ce cataclysme. Et Taïwan ayant été une colonie japonaise à cette époque-là, il y a bien sûr eu de nombreuses victimes taïwanaises.

Un monument de la salle commémorative des victimes de la bombe atomique. L'horloge est réglée sur 8h15, heure exacte à laquelle la bombe a été larguée. Des débris causés par l’explosion de la bombe entourent le monument.
Un monument de la salle commémorative des victimes de la bombe atomique. L’horloge est réglée sur 8 h 15, heure exacte à laquelle la bombe a été larguée. Des débris causés par l’explosion de la bombe entourent le monument.

Prendre le temps pour se connecter au passé

Deux semaines après mon retour de Hiroshima, j’ai appris que le Japon ne signerait pas le traité sur l’interdiction des armes nucléaires qui devait entrer en vigueur le 22 janvier 2021. En tant que seul pays ayant subi un bombardement nucléaire, il me paraissait incompréhensible que le Japon ne fasse pas partie des signataires. Mais en faisant quelques recherches, j’ai compris pourquoi. Dans un monde où les armes nucléaires sont une réalité, pour le Japon, signer ce traité alors qu’il bénéficie du parapluie nucléaire américain serait contradictoire, l’Archipel ne pouvant se permettre de s’attirer la méfiance de la communauté internationale, et surtout pas celle des États-Unis. La théorie de la dissuasion nucléaire qui nous a à maintes reprises menés au bord de l’extinction du genre humain, par exemple lors de la course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique, est toujours d’actualité. Si vous regardez les choses de cette façon, vous comprenez à quel point nos vies et notre planète tout entière ne tiennent qu’à un mince fil.

Dans le guide qui m’a été remis lors de ma visite, on peut y lire qu’il faut environ une heure pour visiter le Musée de la bombe atomique. Moi, j’y suis restée trois heures et demie. Passer autant de temps dans un seul endroit serait trop pour un touriste. Pour moi, c’était trop court pour faire pleinement face à cette histoire tragique. Lorsque je sortie du musée, le ciel bleu presque transparent semblait avoir laissé place à un ciel plus nuageux. Et le ciel à l’ouest avait déjà pris les couleurs pourprées du soleil couchant. Il soufflait une douce brise. C’était ce qu’il me fallait pour assimiler dans sa totalité l’énorme quantité d’informations que je venais d’absorber. J’ai donc décidé de marcher jusqu’au pont Aioi. Contrairement à ce qui s’était passé avant ces trois heures et demie, lorsque je ne savais encore rien, je me suis tout à coup sentie remplie d’amour pour les fleurs du parc du Mémorial de la paix, pour les méandres de la rivière qui coulait à sa guise et pour les bâtiments du centre-ville, qui avaient tous su se relever de ce cataclysme.

Pour moi, voyager c’est peut-être augmenter le nombre de lieux auxquels je me sens connectée, un peu plus à chaque fois. Et c’est aussi vrai, même lorsque ce lien, je ne peux le partager avec personne. Que ce lien est très introspectif. Que ce lien est très personnel.

(Photo de titre : le Dôme de la bombe atomique vu du parc du Mémorial pour la paix de Hiroshima. Toutes les photos sont de l’auteure de l’article.)

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