Voyage introspectif à Hiroshima : les lourdes réflexions d’une première visite

Catastrophe Histoire

Li Kotomi [Profil]

Hiroshima, la première ville à avoir subi un bombardement atomique le 6 août 1945. Quel regard porter sur un tel cataclysme lorsqu’on est un étranger qui n’a pas vécu la catastrophe et qui voit Hiroshima pour la première fois ? Car c’est le cas de l’écrivaine taiwanaise Li Kotomi, lauréate 2021 du plus grand prix littéraire japonais (le prix Akutagawa). Elle revient pour nous sur sa première visite dans cette ville à jamais meurtrie.

Ce que j’ignorais sur Hiroshima

Hiroshima, à la mi-octobre. Le ciel est clair, d’un bleu presque transparent, arborant des nuages gonflés d’un blanc éclatant. Le souvenir de l’été semble être encore bien présent ; les rayons du soleil sont encore un peu trop éblouissants et trop puissants pour l’automne. Les manches courtes sont encore de sortie. Pas assez chaud pour transpirer, pas assez froid pour ressentir le besoin de mettre un pull-over. En somme, un temps idyllique pour un touriste.

C’était ma première visite à Hiroshima. Sans surprise donc, je ne connaissais rien de la ville. Ni que c’était une ville de garnison, ni qu’elle est entourée de six fleuves, ni qu’elle est desservie par un tramway, pas plus que le sanctuaire d’Itsukushima est un site inscrit au patrimoine mondial. Bref, absolument rien. Non, toutes ces choses, je les ai découvertes lorsque j’ai fait des recherches, en préalable à mon voyage, histoire d’en apprendre un peu plus sur la ville. Mais s’il y a bien une chose que je savais à propos de la ville de Hiroshima, c’était qu’elle avait subi un bombardement atomique. Toutefois, ce souvenir était flou. Est-ce qu’elle avait été bombardée avant ou après Nagasaki ? Quelle était la topographie de la ville ? Impossible de le dire avec certitude si quelqu’un me le demandait. En somme, j’ignorais tout de la ville de Hiroshima.

« Dôme de la bombe atomique », oui, je connaissais au moins ces mots. Mais quand on y réfléchit, ce nom est un peu étrange. Il rappelle d’autres dômes comme le Tokyo Dome ou le Taipei Dome. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’une personne qui ne connaît absolument pas cette endroit puisse penser qu’il s’agit d’un bâtiment magnifique, comme un stade de baseball par exemple. Et en fait, pour être honnête, c’est ce que j’ai moi-même pensé. J’ai cru qu’il s’agissait d’un bâtiment majestueux, en forme de dôme, abritant une exposition de documents et matériels relatifs au bombardement atomique. Mais comment peut-on être si ignorant ?

Le Dôme de la bombe atomique sous un ciel bleu éclatant
Le Dôme de la bombe atomique sous un ciel bleu éclatant

En fait, la première fois que j’ai entendu parler du Dôme de la bombe atomique, c’était dans une école de langue japonaise que je fréquentais lorsque j’étais au lycée. L’un de mes professeurs, qui savait que j’étais allée dans le nord du Kyûshû (sud-ouest du Japon) dans le cadre d’un circuit touristique, m’a demandé quels endroits avais-je visité. Dans mon japonais plus qu’hésitant de l’époque, je lui ai bredouillé « bombe atomique ». Et lui de compléter en disant qu’il s’agissait du « Dôme de la bombe atomique ». C’est à ce moment-là que j’ai entendu ces mots pour la première fois. En fait, même ce professeur avait confondu le musée de la bombe atomique de Nagasaki avec le Dôme de la bombe atomique de Hiroshima. C’est effrayant comme vous pouvez vous tromper sur les mots, et si rien ni personne vous explique que, non, vous mélangez tout, alors vous garderez malgré vous une vision erronée et continuerez de prendre l’un pour l’autre. Au musée de la bombe atomique de Nagasaki, il y a un bâtiment dont le toit est en forme de dôme. Cela prête à confusion, non ?

Je me souviens à peine de ce que j’ai vu au musée de la bombe atomique de Nagasaki. J’ai des souvenirs, mais ils restent flous. Ce dont je me souviens au contraire parfaitement, c’est la statue de la paix, et les pliages origami représentant « mille grues » (senbazuru), suspendues un peu partout. C’était il y a plus de 10 ans, et je n’ai probablement jamais eu le loisir de prendre le temps pour tout absorber. C’était un voyage organisé, avec des journées chargées et mon niveau en japonais de l’époque n’était probablement pas suffisant pour tout comprendre. Je n’avais apparemment pas pris une seule photo à l’intérieur du musée. C’était certainement interdit alors, et j’étais le genre de gamine qui faisait ce qu’on lui disait. Bref, tout ça pour dire que j’ai visité Hiroshima avec un regard neuf, comme si c’était la première fois. Cela n’a fait que renforcer l’impact que la ville a eu sur moi.

Parler de Hiroshima, c’est extrêmement difficile. En tant que première ville à avoir subi un bombardement atomique, tant de récits se sont succédé au fil des années ; des récits de victimes, de leurs familles, de personnes ayant perdu un proche ou encore leurs descendants. Mais moi, je n’étais pas parmi les victimes. Moi, je n’ai pas vécu la guerre. Je ne suis qu’une touriste qui passait par là. Alors quoique je dise paraîtrait tout simplement indécent, nul et non avenu, à ceux qui se trouvaient sur place, ou tout simplement inintéressant. Mais lorsque j’ai regardé les objets exposées au musée, reliques poignantes de cette journée, j’étais sûre que peu de gens pourraient rester de marbre en les voyant. Mais un écrivain a besoin de sa plume pour s’exprimer, de mettre des mots sur une situation. Et ce sera probablement la seule fois que j’écrirai sur la bombe atomique. Je vous prie de m’en excuser.

C’est lorsque je me tenais pour la première fois face au Dôme de la bombe atomique, que j’ai enfin compris mon erreur ; non, il ne s’agit pas d’un « bâtiment magnifique en forme de dôme abritant des expositions liées à la bombe atomique ». En fait, ce bâtiment était le hall de promotion industrielle de la préfecture de Hiroshima. Situé près du centre de l’explosion, il n’a pourtant été que partiellement détruit, ne laissant que la structure en forme de dôme au cœur du bâtiment et le mur qui l’entoure. La ville s’est peu à peu reconstruite après la guerre et le bâtiment a pris le nom de Dôme de la bombe atomique, son cadre se détachant nettement des ruines du bâtiment en lui-même. En fait, le Dôme de la bombe atomique est le vestige d’un bâtiment qui a lui-même été bombardé.

Une bombe lors d’une belle journée d’été

Autour de cette ruine se trouve aujourd’hui le parc du Mémorial de la Paix de Hiroshima, avec des arbres densément plantés sur lesquels le soleil darde à loisir ses rayons. On peut se promener long du fleuve, ou se reposer sur des bancs en pierre. Nombreux sont celles et ceux qui viennent faire leur jogging ou juste flâner. Il arrive aussi qu’on y croise des groupes d’écoliers excités et qui n’ont pas leur langue dans leur poche, manifestement dans le cadre d’une sortie scolaire.

La rivière Motoyasu et le Dôme de la bombe atomique. Immédiatement après le bombardement de la ville, des habitants se seraient précipités dans la rivière, laquelle se serait rapidement remplie de cadavres.
Le fleuve Motoyasu et le Dôme de la bombe atomique. Immédiatement après le bombardement de la ville, des habitants se seraient précipités dans la rivière, laquelle se serait rapidement remplie de cadavres...

C’est à ce moment-là que j’ai levé les yeux au ciel, en plaçant ma main droite au niveau de mes sourcils. Un ciel parfaitement clair, un vent léger, des nuages volatiles. Difficile d’imaginer qu’un véritable cataclysme s’est produit ici, dans ce même air tranquille et ordinaire, il y a 75 ans. Beaucoup ont tendance à l’oublier, peut-être parce que les seules photos et images de l’époque sont en noir et blanc, et floues. Mais le ciel était aussi clair que lors de ma visite, le jour où la bombe a été larguée. Jusqu’à la seconde où cet éclair de mort éblouissant est tombé du ciel, j’imagine que la ville et ses habitants coulaient des jours heureux et tranquilles. En tous les cas, l’armée américaine aurait choisi à dessein un jour clair, justement pour avoir une vue claire de la force de la bombe. Aucun avertissement n’a été émis, justement pour rendre l’impact de la destruction plus spectaculaire.

J’ai essayé d’imaginer comment avait pu être ce jour-là. Une journée ordinaire. Un matin d’été. Un ciel clair. Quelques nuages. Il faisait un peu plus chaud que d’habitude. J’ai quitté la maison, ma boîte à repas sous le bras. C’était en plein été et le soleil était chaud. Très vite, je me suis retrouvée trempée de sueur. Je me dépêchais pour me rendre sur mon lieu de travail, mais je me suis arrêtée plusieurs fois pour m’éponger. J’ai traversé un quartier commerçant ; il était noir de monde comme d’habitude, vraiment très animé. Je me suis arrêtée pour faire un brin de conversation avec ceux que je connaissais. Quand je croisais quelqu’un avec qui j’étais familière, nous parlions un peu plus longtemps, comme d’habitude. Soudain, il y a eu un flash de lumière au-dessus de moi. Et j’ai levé les yeux.

Et je suis morte.

140 000 personnes sont mortes.

Comment expier des vies qui ont été arrachées, sans raison, comme ça ?

La bombe a explosé à environ 150 mètres du Dôme de la bombe atomique. Le site abritait un hôpital. Il s’appelait l’hôpital Shima. Par la suite, c’est devenu la clinique orthopédique Shima. Et lorsque je me suis rendue à Hiroshima, c’était devenu la clinique de médecine interne Shima. C’est au-dessus de ce bâtiment, qui a toujours été lié à la médecine, peu importe les époques, il y a 75 ans, qu’une bombe, du nom de Little Boy, a explosé. À une hauteur de 600 mètres.

La clinique de médecine interne Shima ; c’est précisément là que la bomba a explosé. La transformation de clinique orthopédique en clinique médicale interne est récente.
La clinique de médecine interne Shima ; c’est précisément là que la bombe a explosé. La transformation de clinique orthopédique en clinique médicale interne est récente.

Suite > Little Boy et Sadako

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Li KotomiArticles de l'auteur

Écrivaine, traductrice et interprète en japonais et chinois. Née à Taïwan, elle apprend le japonais à l’âge de 15 ans tandis qu’elle produit ses premiers écrits romanesques en chinois. Installée depuis 2013 au Japon, elle publie en 2017 son premier roman rédigé en japonais, « Danse solitaire » (Hitori mai), couronné par le Prix Gunzô du premier roman. Elle a traduit elle-même cet ouvrage en chinois, qui a été publié à Taïwan.

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