Quelques réflexions sur la pratique actuelle de la religion shintoïste

Culture Vie quotidienne

On considère en général le shintô comme la religion originelle du Japon, implantée dans ce pays depuis les temps anciens. Mais les traditions et les pratiques qui le constituent ont beaucoup changé au fil des ans et il continue d’évoluer en osmose avec la vie des gens.

Centres communautaires et destinations touristiques

Et que font donc les gens dans les sanctuaires ? La visite du sanctuaire Yoshida telle que je l’ai décrite plus haut est une bonne illustration de l’allure que prennent les grand sanctuaires les jours de festival : hordes de gens, stands commerciaux alignés aux abords du sanctuaire et profusion d’aliments et de boissons. Bien des festivals sont l’occasion de défilés tapageurs où l’alcool coule à flot, tandis que des membres de la population locale font le tour de la paroisse du sanctuaire en promenant la divinité principale dans un petit sanctuaire portatif (mikoshi) et en s’arrêtant aux quelques endroits prévus (otabisho) sur le parcours avant de ramener la divinité au sanctuaire. Ce protocole donne lieu à un large éventail de variantes selon les régions. Certaines incluent des danses sacrées (kagura), d’autres des défilés de chars (dashi) tirés le long des rues par des membres de la communauté.

L’organisation d’un festival exige de la communauté locale des investissements conséquents. Dans les zones rurales où la population diminue, les sanctuaires doivent se battre pour maintenir en vie les traditions festivalières, et les sanctuaires urbains eux-mêmes se voient parfois contraints de confier à des employés de bureau du voisinage les tâches fastidieuses indispensables à la préparation d’un festival. Qu’ils soient urbains ou ruraux, la plupart des sanctuaires disposent d’un groupe de membres importants (presque toujours des hommes) de la collectivité, le sôdai, qui fait office de conseil d’administration et prend les choses en main lorsqu’il s’agit d’organiser ou de financer des événements célébrés au sanctuaire. En guise de remerciement, les donateurs reçoivent des lanternes et des affiches portant leurs noms, si bien que les festivals offrent des opportunités de publicité aux entreprises locales. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le mécénat d’entreprise contribue à la diffusion des rites shintô à l’étranger. En février 2019, par exemple, une entreprise japonaise de construction navale a célébré une cérémonie shintô de pose de la quille dans l’usine qu’elle exploite dans une banlieue de Shanghai.

En dehors des festivals, la tranquillité règne en général dans les petits sanctuaires, qui ne reçoivent d’autres visites que celles des résidents locaux. Au nombre des services rituels célébrés par les prêtres pour leurs paroissiens figurent les purifications harae destinées à éliminer les influences néfastes, les rites de passage pour les jeunes enfants et les rituels jichinsai qui servent à purifier la terre avant la construction d’un nouveau bâtiment. En revanche, les grands sanctuaires comme le Fushimi Inari (Kyoto) attirent tous les jours des foules de touristes ; beaucoup sont en outre très prisés pour les somptueux mariages qu’ils proposent. Ces grands sanctuaires accueillent aussi de nombreux visiteurs aux premiers jours du Nouvel An, à l’occasion de ce qu’on appelle le hatsumôde, jusqu’à trois millions dans le cas du Meiji Jingû de Tokyo, où la gare voisine de Harajuku installe un quai spécial pour faire face à cet afflux de passagers. Il se trouve que la tradition du hatsumôde est née des campagnes de publicité menées par les sociétés de chemins de fer à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, quand les exploitants ferroviaires ont fait la promotion des visites du Nouvel An aux sanctuaires dans l’idée qu’elles pouvaient servir à multiplier les ventes de billets de train.

Depuis quelques temps, des gens qui n’ont pas eu de formation à la prêtrise shintô ont décrété qu’un certain nombre de sanctuaires étaient des « lieux de pouvoir », autrement dit des endroits où l’on peut capter l’énergie de forces mystérieuses. Il existe aussi des sanctuaires qui sont devenus des destinations touristiques pour les fans d’animes japonais désireux de visiter les sanctuaires du monde réel qui servent de modèles pour les sanctuaires imaginaires de leurs films préférés (Lire aussi : Le « pèlerinage en terre sainte », ou la ruée des fans sur les lieux célèbres des animes). Les prêtres peuvent tirer un profit de ces tendances en intégrant des références officieuses aux lieux de pouvoir ou aux dessins animés dans leurs festivals ou dans les tablettes votives (ema) qu’ils vendent ; ils peuvent aussi tenter de canaliser les pratiques non orthodoxes des visiteurs vers des rites « officiels ».

La pratique de la prière

Du fait même qu’on perçoit le shintô comme quelque chose d’essentiellement nippon, on pourrait être tenté de croire que les Japonais savent intuitivement comment se comporter dans les sanctuaires. Il est pourtant révélateur que bien des sanctuaires affichent des instructions en langue japonaise sur le protocole « adéquat » pour vénérer les kami (deux salutations, deux claquements de mains, mains jointes pour faire une prière, nouvelle inclination profonde). Les prêtres des sanctuaires posent en outre des affiches demandant aux gens de s’incliner devant les kami à chaque fois qu’ils franchissent un portail torii. Ces mesures suggèrent que le clergé shintô est en permanence en train d’enseigner aux Japonais la manière adéquate de pratiquer leur propre tradition « japonaise ».

Et de fait, le mot « pratique » offre un bon moyen de comprendre la place que le shintô occupe dans la vie japonaise contemporaine. Pour beaucoup de gens d’aujourd’hui, les sanctuaires sont des lieux où entrer en interaction avec les divinités, que ce soit avec désinvolture ou avec enthousiasme. Qu’ils croient ou non en l’existence des kami est une question oiseuse, car lorsqu’ils achètent des amulettes de protection contre les accidents de la route ou qu’ils promènent un sanctuaire portatif dans leur quartier, les gens agissent comme si les kami existaient vraiment. En clair, ils pratiquent le shintô. À tout hasard, voyez-vous...

(Article écrit à l’origine en anglais. Photo de titre : la foule au sanctuaire Meiji Jingû à Tokyo, juste après minuit, le 1er janvier 2012. Photo avec l’aimable autorisation de Takada Yoshikazu.)

Tags

culture shinto religion

Autres articles de ce dossier