Quelques réflexions sur la pratique actuelle de la religion shintoïste
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Une visite sur le lieu de naissance du « shintô officiel »
Le soir du 2 février de cette année, quelques amis et moi nous sommes retrouvés à l’extrémité sud du grand parc de l’Université de Kyoto, parmi une multitude de gens qui marchaient vers l’est en direction du sanctuaire Yoshida. C’est en fait un ensemble de sanctuaires bâtis sur une petite colline située au centre-est de Kyoto. La foule qui s’étirait dans la rue avançait lentement. En approchant à petits pas du portail torii qui marque l’entrée du sanctuaire, nous passâmes devant des stands bariolés remplis de jeux, de nourriture grasse et de jouets. Les chapeaux à oreilles de lapin semblaient faire fureur.
L’idée que les Japonais adoptent une attitude solennelle quand ils franchissent le torii est très répandue, mais elle est erronée. À l’approche du portail géant de couleur vermillon, la plupart des gens autour de nous bavardaient et plaisantaient. Les gardes en uniformes se servaient de leurs matraques et de cordes pour canaliser la foule des piétons, qu’ils laissaient pénétrer dans l’enceinte du sanctuaire par groupes successifs d’une vingtaine de personnes. L’un des gardes était chargé de la tâche ingrate de crier sans cesse des directives dans un porte-voix.
À l’entrée de l’enceinte, il y eut une halte devant des comptoirs occupés par des employés du sanctuaire, car nous voulions examiner les divers amulettes et talismans proposés. Après une brève discussion avec mon épouse, je fis l’acquisition de deux talismans joliment empaquetés promettant l’un de garantir la sécurité du foyer et l’autre de porter chance. À tout hasard, voyez-vous.
Le sanctuaire Yoshida occupe une place particulièrement importante dans l’histoire du shintoïsme. Nos achats terminés, nous grimpâmes au Daigengû (le Sanctuaire de la Grande Origine), un bâtiment peu commun en chaume qui n’est ouvert au public qu’environ trois heures par mois. Le Daigengû est entouré d’une douzaine de petits sanctuaires dédiés aux divinités (kami) de chacune des provinces traditionnelles du Japon. L’idée est qu’il est commode de disposer d’un lieu unique pour honorer toutes les divinités du Japon.
Cet édifice remarquable est une création de Yoshida Kanetomo, un innovateur du XVe siècle qui a réussi à persuader les élites politiques de son époque de lui confier le contrôle exclusif de l’octroi des autorisations d’officier aux prêtres chargés du culte aux divinités « autochtones » (autrement dit non bouddhistes) connues sous le nom de kami. Jusque-là, la conception du shintô comme une tradition cultuelle autonome distincte du bouddhisme était pratiquement inexistante (le bouddhisme est arrivé au Japon via la Corée au VIe siècle). En instituant un monopole des autorisations destinées au clergé et en traitant le culte des kami comme une pratique locale et purement autochtone, Yoshida Kanetomo, a indéniablement fait du shintô une religion à part.
Ceci étant, qu’est-ce vraiment que le shintô ?
L’histoire trouble des sanctuaires ordinaires
Si l’on veut se forger une idée du shintô, on peut tout simplement concentrer son attention sur les sanctuaires en tant que lieux affectés au culte des kami (les spécialistes traduisent par « sanctuaire » les mots jinja et jingû, qui désignent les édifices shintô, tandis que le mot « temple » est employé pour les lieux de culte bouddhistes). Les études archéologiques suggèrent que les habitants de l’archipel japonais ont célébré des rituels dans des lieux consacrés à cet usage depuis le début de notre ère ; divers documents historiques anciens attestent en outre que les hommes entretenaient des liens avec des entités connues sous le nom de kami (les esprits, y compris ceux de certains morts), jingi (divinités célestes et terrestres) ou mono (phénomènes inquiétants). Mais les historiens divergent quant au lien direct que les références textuelles permettent ou non d’établir entre, par exemple, le culte des jingi et le shintô d’aujourd’hui.
Ce dont on est sûr, c’est que bien des kami aujourd’hui vénérés dans tout le Japon étaient à l’origine les ancêtres déifiés de groupes unis par des liens de parenté, dont de puissants clans d’immigrants venus de la péninsule coréenne. Les chroniques impériales du Japon (dont la compilation a commencé au début du VIIIe siècle) fournissent des informations sur les tensions au sujet des divinités entre la cour de Yamato (conçue comme « locale ») et d’autres lignées parentales (envisagées tantôt comme « locales », tantôt comme « étrangères »). Aux yeux de la cour, bien des divinités – y compris l’ancêtre impérial putatif, la déesse du soleil Amaterasu – étaient de redoutables entités qu’il convenait d’apaiser pour se mettre à l’abri de la famine et de la peste que leur courroux aurait pu provoquer. Dans le Japon ancien, le principe de base était qu’il fallait veiller à ce que les divinités soient toujours contentes, au cas où l’idée leur viendrait de faire quelque chose de terrible.
Les récits populaires dépeignent souvent le shintô comme une religion présente au Japon depuis des temps immémoriaux, mais la plupart des anciens sanctuaires « shintô » faisaient partie de vastes ensembles rituels placés sous l’autorité de lignées sacerdotales bouddhistes, et la conception qu’on s’en faisait relevait principalement du bouddhisme. Si certains sanctuaires comme le Kasuga Taisha de Nara sont indéniablement anciens, d’autres sont en fait assez récents, malgré l’impression de vénérable antiquité qu’ils donnent. Un site touristique aussi populaire que le Meiji Jingû de Tokyo, par exemple, a été construit pour la déification de l’empereur Meiji après sa mort, survenue en 1912. Ce sanctuaire n’a été achevé qu’en 1920, et son enceinte est le reflet des théories de planification urbaine modernes sur les besoins des citoyens en matière de loisir tout autant que des théories classiques sur l’agencement des forêts sacrées shintô (chinju no mori). En vérité, l’histoire nous apprend que les sanctuaires étaient tout autant des lieux de spectacle que d’austère vénération. C’est ainsi que la construction du sanctuaire Heian en 1985 a été sponsorisée par des hommes d’affaires de la région de Kyoto qui voulaient encourager le tourisme local, et que le sanctuaire Yasukuni de Tokyo était célèbre en tant que site de divertissements carnavalesques bien avant de devenir le monument aux victimes de la guerre que nous connaissons aujourd’hui (voir notre article sur le sanctuaire Yasukuni).
Centres communautaires et destinations touristiques
Et que font donc les gens dans les sanctuaires ? La visite du sanctuaire Yoshida telle que je l’ai décrite plus haut est une bonne illustration de l’allure que prennent les grand sanctuaires les jours de festival : hordes de gens, stands commerciaux alignés aux abords du sanctuaire et profusion d’aliments et de boissons. Bien des festivals sont l’occasion de défilés tapageurs où l’alcool coule à flot, tandis que des membres de la population locale font le tour de la paroisse du sanctuaire en promenant la divinité principale dans un petit sanctuaire portatif (mikoshi) et en s’arrêtant aux quelques endroits prévus (otabisho) sur le parcours avant de ramener la divinité au sanctuaire. Ce protocole donne lieu à un large éventail de variantes selon les régions. Certaines incluent des danses sacrées (kagura), d’autres des défilés de chars (dashi) tirés le long des rues par des membres de la communauté.
L’organisation d’un festival exige de la communauté locale des investissements conséquents. Dans les zones rurales où la population diminue, les sanctuaires doivent se battre pour maintenir en vie les traditions festivalières, et les sanctuaires urbains eux-mêmes se voient parfois contraints de confier à des employés de bureau du voisinage les tâches fastidieuses indispensables à la préparation d’un festival. Qu’ils soient urbains ou ruraux, la plupart des sanctuaires disposent d’un groupe de membres importants (presque toujours des hommes) de la collectivité, le sôdai, qui fait office de conseil d’administration et prend les choses en main lorsqu’il s’agit d’organiser ou de financer des événements célébrés au sanctuaire. En guise de remerciement, les donateurs reçoivent des lanternes et des affiches portant leurs noms, si bien que les festivals offrent des opportunités de publicité aux entreprises locales. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le mécénat d’entreprise contribue à la diffusion des rites shintô à l’étranger. En février 2019, par exemple, une entreprise japonaise de construction navale a célébré une cérémonie shintô de pose de la quille dans l’usine qu’elle exploite dans une banlieue de Shanghai.
En dehors des festivals, la tranquillité règne en général dans les petits sanctuaires, qui ne reçoivent d’autres visites que celles des résidents locaux. Au nombre des services rituels célébrés par les prêtres pour leurs paroissiens figurent les purifications harae destinées à éliminer les influences néfastes, les rites de passage pour les jeunes enfants et les rituels jichinsai qui servent à purifier la terre avant la construction d’un nouveau bâtiment. En revanche, les grands sanctuaires comme le Fushimi Inari (Kyoto) attirent tous les jours des foules de touristes ; beaucoup sont en outre très prisés pour les somptueux mariages qu’ils proposent. Ces grands sanctuaires accueillent aussi de nombreux visiteurs aux premiers jours du Nouvel An, à l’occasion de ce qu’on appelle le hatsumôde, jusqu’à trois millions dans le cas du Meiji Jingû de Tokyo, où la gare voisine de Harajuku installe un quai spécial pour faire face à cet afflux de passagers. Il se trouve que la tradition du hatsumôde est née des campagnes de publicité menées par les sociétés de chemins de fer à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, quand les exploitants ferroviaires ont fait la promotion des visites du Nouvel An aux sanctuaires dans l’idée qu’elles pouvaient servir à multiplier les ventes de billets de train.
Depuis quelques temps, des gens qui n’ont pas eu de formation à la prêtrise shintô ont décrété qu’un certain nombre de sanctuaires étaient des « lieux de pouvoir », autrement dit des endroits où l’on peut capter l’énergie de forces mystérieuses. Il existe aussi des sanctuaires qui sont devenus des destinations touristiques pour les fans d’animes japonais désireux de visiter les sanctuaires du monde réel qui servent de modèles pour les sanctuaires imaginaires de leurs films préférés (Lire aussi : Le « pèlerinage en terre sainte », ou la ruée des fans sur les lieux célèbres des animes). Les prêtres peuvent tirer un profit de ces tendances en intégrant des références officieuses aux lieux de pouvoir ou aux dessins animés dans leurs festivals ou dans les tablettes votives (ema) qu’ils vendent ; ils peuvent aussi tenter de canaliser les pratiques non orthodoxes des visiteurs vers des rites « officiels ».
La pratique de la prière
Du fait même qu’on perçoit le shintô comme quelque chose d’essentiellement nippon, on pourrait être tenté de croire que les Japonais savent intuitivement comment se comporter dans les sanctuaires. Il est pourtant révélateur que bien des sanctuaires affichent des instructions en langue japonaise sur le protocole « adéquat » pour vénérer les kami (deux salutations, deux claquements de mains, mains jointes pour faire une prière, nouvelle inclination profonde). Les prêtres des sanctuaires posent en outre des affiches demandant aux gens de s’incliner devant les kami à chaque fois qu’ils franchissent un portail torii. Ces mesures suggèrent que le clergé shintô est en permanence en train d’enseigner aux Japonais la manière adéquate de pratiquer leur propre tradition « japonaise ».
Et de fait, le mot « pratique » offre un bon moyen de comprendre la place que le shintô occupe dans la vie japonaise contemporaine. Pour beaucoup de gens d’aujourd’hui, les sanctuaires sont des lieux où entrer en interaction avec les divinités, que ce soit avec désinvolture ou avec enthousiasme. Qu’ils croient ou non en l’existence des kami est une question oiseuse, car lorsqu’ils achètent des amulettes de protection contre les accidents de la route ou qu’ils promènent un sanctuaire portatif dans leur quartier, les gens agissent comme si les kami existaient vraiment. En clair, ils pratiquent le shintô. À tout hasard, voyez-vous...
(Article écrit à l’origine en anglais. Photo de titre : la foule au sanctuaire Meiji Jingû à Tokyo, juste après minuit, le 1er janvier 2012. Photo avec l’aimable autorisation de Takada Yoshikazu.)