Tanaka Kakuei, ou le conservatisme modéré

Politique

Hayano Tôru [Profil]

Plus de vingt ans après sa mort, Tanaka Kakuei (1918-1993), Premier ministre du Japon de 1972 à 1974, bénéficie d’un regain de popularité. Hayano Tôru qui en tant que journaliste a suivi pendant vingt ans le parcours de cet homme politique hors du commun explique les raisons du retour en grâce de celui que l’on a qualifié de « shôgun de l’ombre ».

La normalisation des relations sino-japonaises : une réussite exemplaire

Tanaka Kakuei et Abe Shinzô n’ont pas davantage de points communs en ce qui concerne la politique étrangère. En septembre 1972 — soit deux mois à peine après son accession au poste de Premier ministre —, Kakuei a réussi le tour de force de négocier en une seule fois la normalisation des relations du Japon avec la République populaire de Chine en obtenant de surcroît que celle-ci renonce à toute demande de compensations pour la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Pékin se sentait de plus en plus isolé en raison de ses divergences avec Moscou. Le Premier ministre japonais a donc jugé que le moment était venu de passer à l’action d’autant qu’il était convaincu qu’il fallait régler les questions en relation avec la guerre pendant que Mao Zedong et Zhou Enlai, les fondateurs du régime communiste chinois, étaient encore au pouvoir. Et il avait raison. Si la Chine avait demandé au Japon des réparations, leur montant aurait sans doute été colossal. Seuls Mao Zedong et Zhou Enlai étaient en mesure de convaincre leurs compatriotes d’y renoncer. À la fin d’une longue série de pourparlers entre Tanaka Kakuei et Zhou Enlai, Mao Zedong est venu rejoindre les deux hommes et pour sceller cette réconciliation historique, il a simplement demandé au Premier ministre japonais « La dispute est terminée ? »

En août 1972, Tanaka Kakuei (à gauche) a rencontré Richard Nixon (à droite), alors président des États-Unis, avant de se rendre en Chine pour des pourparlers en vue de la normalisation des relations sino-japonaises. (Photo : Jiji Press)

La République populaire de Chine a ensuite offert au zoo d’Ueno de Tokyo un couple de pandas qui sont devenus le symbole de l’amitié entre la Chine et le Japon. Les relations commerciales entre les deux pays ont progressé régulièrement et la Chine populaire est devenue une puissance économique à même de rembourser tous les prêts officiels au titre de l’aide au développement que Tokyo lui a consenti. Pékin a toujours considéré avec respect « l’homme qui a creusé le puits » qui a permis de rétablir les relations entre la Chine et le Japon, et ce même après l’arrestation de Tanaka Kakuei dans le cadre du scandale des avions Lockheed.

Le contraste avec la politique étrangère d’Abe Shinzô est particulièrement saisissant. Depuis le retour au pouvoir du Premier ministre en décembre 2012, les relations du Japon se sont envenimées non seulement avec la République populaire de Chine mais aussi avec la Corée du Sud. Le contentieux territorial à propos des îles Senkaku, en mer de Chine orientale et des îles Takeshima, dans la mer du Japon s’est aggravé au point de compromettre toutes les rencontres bilatérales au sommet. Qui plus est, Abe Shinzô est de plus en plus soupçonné d’avoir des positions révisionnistes sur des problèmes historiques comme le massacre de Nanjing perpétré en 1937 et les « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer pour les armées japonaises durant la Seconde Guerre mondiale. Le 26 décembre 2013, il s’est par ailleurs rendu au sanctuaire de Yasukuni où sont vénérés les esprits des Japonais morts à la guerre, y compris des criminels de guerre de classe A condamnés par le Tribunal international de Tokyo comme le général Tôjô Hideki (1884-1948) qui fut Premier ministre du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette visite dans un lieu aussi emblématique a piqué au vif la Chine et la Corée du Sud qui ont toutes les deux énormément souffert durant la période impérialiste du Japon.

Si Kaku-san vivait encore à notre époque, comment se comporterait-il ? Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été mobilisé et envoyé en Manchourie où il a servi d’abord comme simple soldat, puis comme caporal dans la cavalerie. Et le souvenir qu’il a gardé de cette période, pour laquelle il n’éprouvait aucune nostalgie, c’est d’avoir été frappé par des supérieurs sans raison valable. Aujourd’hui Tanaka Kakuei agirait sans doute en tenant davantage compte des sentiments des Chinois et des Coréens que les dirigeants au pouvoir à l’heure actuelle. L’histoire ne doit pas servir de prétexte trivial à l’auto-justification et aux critiques systématiques.

Le processus de réflexion sur l’histoire et de réconciliation en Asie de l’Est s’est arrêté avec la disparition des leaders politiques de la génération de Tanaka Kakuei. C’est pourquoi les Japonais ont la nostalgie de cet homme d’État qui était capable de traiter sur un pied d’égalité avec des dirigeants de l’envergure de Mao Zedong et de Zhou Enlai.

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Hayano TôruArticles de l'auteur

Né en 1945, dans la préfecture de Kanagawa. Diplômé de la Faculté de droit de l’Université de Tokyo en 1968. Est entré au quotidien Asahi Shimbun où il a exercé les fonctions de rédacteur en chef adjoint, journaliste et chroniqueur. Professeur à l’Université J. F. Oberlin de Machida, à Tokyo, depuis 2010. Auteur de divers ouvrages dont Seiken rapusodi — Abe, Fukuda, Asô kara Hatoyama e (La rhapsodie du pouvoir — de Abe, Fukuda et Asô jusqu’à Hatoyama), et Tanaka Kakuei — Sengo Nihon no kanashiki jigazô (Tanaka Kakuei — Autoportrait nostalgique du Japon de l’après-guerre).

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