À la découverte de la BD du monde au Japon
Urasawa Naoki parle avec Benoît Peeters & François Schuiten
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Il n’est pas exagéré de dire que c’est lors de la première édition du « International Manga Fest » que l’on a pris conscience que 2012 avait été l’année où l’engouement pour la Bande Dessinée européenne était vraiment devenu important au Japon. Au cours des tables rondes publiques, qui constituaient l’événement phare du Festival, la première partie avait vu Ôtomo Katsuhiro discuter avec deux auteurs de la jeune génération de la bande dessinée européenne les plus en pointe ces derniers temps. La seconde partie a vu Urasawa Naoki occuper la scène avec une paire d’auteurs exceptionnels, le scénariste Benoît Peeters et le dessinateur François Schuiten, qui venaient de remporter le Grand Prix manga au Japan Media Arts Festival de l’Agence des Affaires culturelles pour leur œuvre maîtresse : Les Cités obscures. La discussion s’est avérée passionnante, et a permis de cerner les différence essentielles entre manga japonais et BD européenne sur plusieurs questions comme la construction du récit et les aspects techniques.
Urasawa Naoki avoue avoir ressenti le coup de foudre pour l’univers de Peeters et Schuiten
Benoît Peeters dit de Pluto, l’une des œuvres majeures d’Urasawa, que tout en jouant sur les éléments de l’univers d’Atomu (Astro Boy), Urasawa a réussi à créer un univers éminemment personnel. François Schuiten, de son côté, admire le scénario très construit de Monster, l’autre œuvre phare de Urasawa, et lui trouve une impression étonnamment proche de la BD européenne.
C’est en entrant par hasard dans une librairie de Shônan [à environ une heure de distance de Tokyo], et non pas sur la recommandation de quelqu’un, que Urasawa Naoki a découvert Les Cités obscures, l’œuvre de ses deux invités du jours, Benoît Peeters et François Schuiten. La couverture à elle seul lui a donné le pressentiment qu’il tenait là quelque chose d’extraordinaire et l’a immédiatement acheté. Il est alors rentré chez lui avec cet album de 400 pages, bouleversé par cette trouvaille.
Même si le type de bande dessinée est différent de ce qu’il fait lui-même, il reconnaît absolument ce qu’on peut appeler un « fond commun » entre son travail et la BD européenne, et c’est pour cela il ressent un profond respect pour ces artistes.
La différence entre BD et manga, c’est « le temps »
« L’un des points différents entre le manga et la BD est sans aucun doute la façon dont est géré le temps », souligne Urasawa Naoki. Quand M. Schuiten confie qu’il lui fallait 2 ans pour achever un album, M. Urasawa pousse un soupir : « Je vous envie ! Nous autres, nous sommes contraints par des quotas, nous devons produire 20 pages chaque semaine ! ». Ce à quoi François Schuiten réplique : « Mais je peux dire aussi que j’ai passé toute ma vie à dessiner Les Cités obscures, et parfois j’aurais aimé dessiner plus vite ». Finalement, on remarque chez les deux auteurs une attention respectueuse à la gestion du temps.
Benoît Peeters, qui joue un rôle très important comme critique de BD, explique : le manga japonais attire les lecteurs par une histoire longue. Le dessin doit donc posséder un rythme de façon à faire tourner les pages. En revanche, dans la BD, le dessin à pour rôle de faire demeurer le regard sur chaque case.
Des échanges très spontanés entre les deux dessinateurs, japonais et belge
Les manga japonais sont généralement en noir et blanc, alors que la BD, qui met plus l’accent sur l’aspect pictographique, apporte également une grande attention au travail sur la couleur. Schuiten, en ce qui le concerne, alterne couleur et monochromatisme dans le cours d’une même histoire, pour accentuer certains aspects dramatiques. À ce propos, il a remarqué que certains magazines de manga contiennent aussi des pages en couleurs. Il en demande la raison.
Urasawa Naoki répond avec un sourire amer : « Justement, le problème, c’est que ça n’a aucun sens. Faire des planches couleurs pour des scènes où l’action est à son sommet, ça se comprendrait, mais avec ce système, ça tombe généralement à des moment où au niveau de l’action il ne se passe rien ! Depuis longtemps je réclame aux éditeurs la possibilité de mettre de la couleur à l’intérieur d’un volume. Mais finalement, c’est Ôtomo qui m’est passé devant sur ce point ! » Le public était aux anges.
Soudain, au grand plaisir du public, Urasawa se met à dessiner, parce qu’il veut poser une question à Schuiten : pour les nuances, est-ce qu’il commence par les parties claires ou par les parties foncées. Schuiten répond lui aussi par le dessin, en réalisant un visage de profil. Seule la bande dessinée permet ce type d’échanges spontanés !
Les relations entre dessinateur et éditeur sont du même type que celles des Beatles avec George Martin
Pour Benoît Peeters, qui connaît bien la situation du manga au Japon, l’une des spécificités du manga est la présence continue, au cœur de la création, de « l’éditeur en charge », le tantôsha. Urasawa précise : « le dessinateur est entièrement concentré sur ses dessins mais ne sait pas si la direction qu’il prend maintient le bon cap. Un bon tantôsha, c’est le regard extérieur dont le dessinateur a besoin pour lui confirmer la bonne direction. C’est ce qu’était George Martin pour les Beatles ! » François Schuiten approuve vivement : « Je vous envie d’avoir ce type de personne, qui peut interagir avec le dessinateur ! En BD, si éditeurs, agents et auteurs pouvaient reconsidérer leurs rapports dans ce sens-là… »
Moebius, Tezuka... Partager la mémoire du manga et de la BD
Au cours de la table ronde, aussi bien en première qu’en deuxième partie, le public a remarqué que le nom de Moebius était très souvent prononcé.
« Chaque fois que je vais en France, j’achète un rayon entier de Moebius dans les librairies. Son trait, c’est pour moi comme un ordre : « Vas-y, dessine, toi aussi ! ». C’est la force motrice de ma création. » (Urasawa)
« Le personnage lui-même est extrêmement attachant. Des auteurs dont on a envie de lire la biographie, au Japon, vous avez Tezuka, en France nous avons Moebius. Il nous a montré comment sortir de la routine. Vivre et dessiner, là est l’aventure » (Benoît Peeters).
En parlant de Tezuka Osamu, celui-ci avait adopté la technique de dessiner les ombres en pointillé, ce qu’il appelait « le trait Moebius ». Il existe ainsi une infinité d’histoires qui prouvent les connexions entre manga et BD. L’International Manga Fest a permis de comprendre que les auteurs japonais et européens ont une immense mémoire en partage, et qu’ils peuvent se parler jusqu’à n’en plus finir.
(Reportage de Yanagisawa Miho, photographies de Hanai Tomoko)
Voir les images de la première édition de l’International Manga Fest dans la galerie de photos ci-dessous
La deuxième édition aura lieu le dimanche 20 octobre 2013, toujours à Tokyo Big Sight.
http://kaigaimangafesta.com