À la découverte de la BD du monde au Japon
La bande dessinée existe aussi en dehors du Japon !
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« Au Japon, la puissance du manga s’est développée dans des proportions tout à fait uniques. De fait, quand on parle de bande dessinée, les Japonais ne considèrent que le manga, sans imaginer que le même type de culture existe également dans d’autres pays », déclare Frédéric Toutlemonde, président du comité organisateur de l’International Manga Fest, qui s’est tenu au Tokyo Big Sight le 18 novembre 2012.
C’est avec le désir de faire mieux connaître la bande dessinée franco-belge au Japon que Frédéric Toutlemonde a créé la revue spécialisée Euromanga en 2008. Dès cette époque, il envisageait d’organiser au Japon un festival dédié à la bande dessinée internationale, et cette année enfin, son appel pour des échanges culturels internationaux autour du média de la bande dessinée a trouvé une résonnance et un support enthousiaste de la part de nombreux acteurs de la scène culturelle, médiatique et éditoriale.
La première édition de l’International Manga Fest s’est tenue dans le cadre du Comitia, la grande foire du manga original indépendant. Des éditeurs européens, nord-américains, asiatiques, ainsi que des ambassades y avaient ouvert un stand pour présenter une sélection d’œuvres qui reçurent un accueil enthousiaste. Pour les lecteurs, l’occasion était unique de découvrir des bandes-dessinées étrangères encore inédites sur le marché japonais. Ce fut aussi un lieu de rencontre entre les auteurs de chaque pays et les lecteurs japonais à travers les séances de dédicaces. Le principal événement fut la table ronde entre les auteurs franco-belges invités et Ôtomo Katsuhiro et Urasawa Naoki du Japon.
« Découvrir les meilleures œuvres étrangères est d’un grand mérite pour le monde du manga japonais dans son ensemble. Les lecteurs y acquerront une plus grande sensibilité. J’ai personnellement vécu dans un environnement qui me permettait de lire à égalité la bande dessinée européenne, les comics américains et le manga japonais. C’est une chance qui a enrichi toute ma vie », commente Frédéric Toutlemonde.
Dommage ! Un ultime rêve qui ne se réalisera pas…
Frédéric Toutlemonde est tellement fan de manga et de BD qu’il rêvait de devenir mangaka quand il était au lycée. Son plus grand choc fut la découverte d'Akira, le manga de Ôtomo Katsuhiro. En BD, son œuvre fétiche est La Quête de l’oiseau du temps, de Régis Loisel et Serge Le Tendre.
« La version japonaise est dans les bacs depuis le 9 novembre. Quand je l’ai lue pour la première fois, j’étais excité de voir que la BD pouvait être un moyen d’expression extraordinaire pour peindre les univers de la fantasy, avec une puissance de divertissement qui ne le cède en rien aux comics américains ni au manga japonais. »
Frédéric Toutlemonde avait invité Loisel au Japon pour l’International Manga Fest et avait organisé une table ronde avec Ôtomo.
« Pour moi, c’était comme faire apparaître deux Dieux en même temps sur la scène ! Malheureusement, Loisel n’a pas pu venir à cause d’une maladie dans sa famille. C’est vraiment dommage. J’aurais tant aimé lui remettre en mains propres l’édition japonaise de La Quête de l’oiseau du temps qui vient de sortir… Je ne dis pas cela seulement parce qu’il est mon auteur préféré, c’est un auteur qui de toute façon restera dans l’histoire de BD. »
Quand on parle de grand maître de la BD, on pense évidemment à Moebius, décédé en mars 2012. De grands auteurs japonais comme Ôtomo et Urasawa et bien d’autres ont toujours reconnu l’influence que Moebius avait exercée sur leur style.
« Loisel est l’équivalent de Moebius pour la génération suivante. Les auteurs de BD qui ont découvert la BD après les années 1980 ont quasiment tous été influencés par Loisel, c’est l’évidence ! Pour les lecteurs trentenaires, comme moi, aucune autre BD n’a réussi à nous saisir l’âme à pleines mains comme La Quête de l’oiseau du temps. L’évolution du récit, le caractère des personnages, tout était d’une nouveauté absolue. C’est une œuvre qui a changé l’époque. Il n’est pas exagéré de dire que c’est à partir de L’Oiseau du temps que l’héroic fantasy s’est développé en BD. »
La génération manga, ou les révolutionnaires de la BD européenne
À la place de Loisel, c’est Bastien Vivès qui a eu la chance d’être invité.
« Bastien Vivès est un jeune auteur très en vue actuellement en France. Âgé d’à peine 28 ans, il a déjà une vingtaine de livres à son actif. Il traite des thèmes aussi divers que l’aventure, la famille, l’école, la danse et l’érotisme. Son éclectisme malgré son jeune âge lui a d’ores et déjà acquis une place parmi les auteurs actuels les plus importants. Il est très certainement un auteur à l’avenir très prometteur. »
Si l’annulation de la visite d’un grand maître comme Loisel est regrettable, on peut dire d’un autre côté que les lecteurs japonais ont une chance inespérée de connaître Vivès à temps. Il est lui-même fortement influencé par le manga japonais, sa conception de la création est toute nouvelle, « un auteur de BD d’un type entièrement nouveau ».
Traditionnellement, les auteurs de BD n’ont pas pour habitude de se partager le travail, sauf quand ils distinguent l’auteur du scénario et le dessinateur. Bastien Vivès, lui n’est pas aussi fermé à toute idée de collaboration et n’hésite pas à accepter que quelqu’un d’autre touche sa maquette.
« Pour lui, le principe de la collaboration permet de faire progresser la création. De plus, il utilise essentiellement les techniques numériques. On peut dire qu’il est un révolutionnaire de la technique BD. Grâce à son blog sur lequel il présente de nouvelles créations, il s’est bâti un réseau de fans, et dans sa façon de se faire publier aussi, il appartient vraiment à la nouvelle génération. »
Aux dernières nouvelles, Bastien Vivès travaille à un manga de combat à la façon japonaise, en référence à Bakuman(*1). Il tire parti du système de production par division du travail pour produire à un rythme de 20 pages par semaine.
La BD « d’auteur »
Emmanuel Lepage représente une autre tendance très forte de la BD actuelle. Il réalise ses œuvres seul, scénario et dessins, approfondissant sa personnalité d’auteur. Dans Muchacho (au Japon chez Asuka Shinsha), il a abordé le thème de la révolution, et son dernier opus Un printemps à Tchernobyl (encore inédit en japonais), il a traité du problème du nucléaire.
« Dans cette œuvre, Emmanuel Lepage décrit son expérience d’un séjour de deux semaines qu’il a fait dans le village de Tchernobyl en avril 2008. C’est une sorte de roman graphique, qui tient à la fois du reportage et de l’essai, avec un récit et des pensées personnelles. Tout en marchant dans Tchernobyl, il ne cesse de se demander pourquoi il est venu là. Et alors qu’il croyait être venu pour confirmer ses préjugés sur « le pays de la mort », il découvre la vie, des humains très vivants, la nature débordante de vie… Son œuvre exprime un témoignage, au-delà du pour ou contre le nucléaire. »
C’est une BD qui m’a fait découvrir que j’étais capable de vivre au Japon
Il ne faut pas oublier un autre grand maître de la BD, à savoir le Belge François Schuiten. François Schuiten est une nature d’artiste pour ce qui est de la créativité, doublé d’un artisan pour ce qui est de la réalisation. Il excelle dans la peinture des arrières plans urbains, représentant un monde imaginaire sous un train extrêmement précis. Contrairement à Vivès et aux auteurs de la génération du manga et du numérique, Schuiten peut mettre une semaine pour réaliser une seule planche. Frédéric Toutlemonde était très heureux d’accueillir sa série la plus représentative, Les Cités obscures, « un chef-d’œuvre de l’histoire de la bande dessinée, le mariage de la littérature et de l’art ».
Benoît Peeters est l’auteur du scénario des Cités obscures. Frédéric Toutlemonde voue une passion à cet auteur. Peeters a également travaillé avec Frédéric Boilet, qui a vécu plus de dix ans au Japon, pour Tokyo est mon jardin (en japonais chez Kôrinsha) en 1998.
« C’est l’œuvre qui m’a décidé à venir au Japon. Quand j’étais étudiant en deuxième année de la fac, j’ai commencé à apprendre le japonais, mais je ne comprenais pas grand chose à ce pays, je pensais même abandonner. C’est à cette époque que j’ai découvert cette BD. À la lecture, il m’est venu le sentiment que peut-être j’étais capable d’habiter au Japon. Jusque là, j’avais l’image d’un autre monde bizarre, excessivement urbanisé, pas vraiment un lieu fait pour y vivre. La vie quotidienne tokyoïte me semblait très dure. Or, dans Tokyo est mon jardin, l’image de Tokyo est celle d’un lieu paisible, avec une conception des relations humaines qui me plaisait. Il faut le voir sur place, j’ai pensé. Et c’est comme ça que je me suis décidé à venir au Japon pour la première fois. Autrement dit, sans Peeters, l’International Manga Fest ne se serait jamais fait (rires). »
Certains livres peuvent changer la vie de leurs lecteurs. L’International Manga Fest devrait devenir un lieu de grande envergure, un lieu encore plus dynamique pour de nouvelles découvertes.
(Interview réalisée en japonais le 9 novembre 2012)
(*1) ^ Bakuman : Deux garçons forment un duo pour réaliser un manga, l’un au scénario, l’autre aux dessins. Leurs aventures pour faire publier leur travail expriment de façon très réaliste la réalité du monde du manga. Par Ôba Tsugumi et Obata Takeshi (les auteurs de Death Note), Bakuman a été publié dans Weekly Shônen Jump (éd. Shûeisha entre 2008 et 2012).
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