La force de l’art mise à l’épreuve dans le Japon de l’après 11 mars 2011
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Le Japon en terrain instable
——Quel est l’objectif du thème de la Triennale d’Aichi 2013, « Terrain instable – sur quoi nous dressons-nous ? Lieux, mémoire et résurrection » ?
IGARASHI TARÔ L’art contemporain n’est pas seulement de l’art. Il reflète l’époque, la société. Quand on repense au séisme de 2011 dans le nord-est du Japon ou aux tensions territoriales autour des îles Takeshima ou Senkaku depuis l’été 2012, on peut dire que le terrain du Japon est actuellement instable, à divers titres. Les paysages, le quotidien, l’identité que nous tenions pour acquis sont ébranlés.
Au Japon, certaines manifestations artistiques d’envergure internationale sont connues, comme la Triennale de Yokohama ou celle de Setouchi, mais souvent, leur thème est flou. En particulier loin des grands centres urbains, comme à Setouchi ou Echigo-Tsumari, le lieu d’exposition en soi possède une telle force qu’il est peut-être moins nécessaire de formaliser verbalement le thème. Inversement, dans le cas de la Triennale d’Aichi, organisée à Nagoya et notamment dans des musées urbains, il me semble important d’ancrer la manifestation à un concept fort.
Peinture et sculpture, danse et spectacle vivant, architecture… Il est rare, au niveau mondial, qu’une manifestation artistique déploie autant de facettes autour d’un même thème. En particulier, il n’y a, à ma connaissance, qu’à la Triennale d’Aichi qu’on peut également voir de l’opéra.
L’art, vecteur de la mémoire
——Quel sens attribuez-vous au sous-titre de la Triennale, « Lieux, mémoire et résurrection » ?
IGARASHI Les mots-clés « lieux » et « mémoire » se sont imposés à moi après la catastrophe de mars 2011, quand j’ai visité le plus grand nombre possible de régions touchées par le tsunami, d’Aomori à Chiba. Lorsqu’on parcourt les régions sinistrées, on réalise que chaque endroit possède un visage qui lui est propre. En fonction de la topographie des lieux, d’un écart d’altitude même minime, le tsunami a provoqué des ravages, ou pas. La conjonction entre le paysage naturel et l’environnement façonné par l’humain a engendré des situations extrêmement disparates entre les villes. Les dommages causés par le tsunami et le phénomène de liquéfaction des sols ont en quelque sorte attiré l’attention sur l’histoire et les caractéristiques des lieux.
Avant la catastrophe, j’avais vu comment étaient construites les villes de Kesennuma, Rikuzen-Takata ou Ôfunato par exemple. Partout s’alignaient des maisons construites par de grands promoteurs immobiliers, comme dans les banlieues de Tokyo. Dans une région régulièrement secouée par de puissants séismes et exposée aux tsunamis, au lieu de tout uniformiser, il faudrait plutôt privilégier un style de construction, un style d’urbanisme intimement lié aux particularités locales.
Dans les zones ravagées, il me semble également remarquer un déficit de « mémoire » concernant la nature récurrente des séismes et des tsunamis. On parlait sans doute du risque de tsunami dans les écoles locales, mais rien, dans l’aspect physique des villes, n’en retenait la mémoire. Dans la préfecture d’Iwate, il y avait seulement des panneaux ordonnant « réfugiez-vous sur les hauteurs en cas de tsunami ». Les gens qui visitaient la région en tant que simples touristes n’avaient aucune idée, au vu du paysage, des tsunamis qui avaient autrefois dévasté la région.
Après la catastrophe, on a beaucoup entendu dire qu’il était important de trouver comment transmettre ces traces, mais, à mes yeux, l’art est précisément un vecteur de la mémoire.
Par exemple, les fresques des grottes de Lascaux ou d’Altamira nous permettent de savoir comment vivaient les hommes avant l’apparition du langage. De même, les œuvres d’art exposées dans les musées, ou même un simple bol ou une assiette nous permettent de connaître la vie quotidienne des gens il y a 500 ou 1000 ans. L’art a la capacité de faire vivre la mémoire. Je souhaite que la Triennale d’Aichi présente des œuvres qui possèdent cette force.
Les architectes à la recherche de la « cité »
——Après le séisme de mars 2011, l’art japonais, en particulier dans le domaine de l’architecture, a-t-il évolué ?
IGARASHI Dans le monde de l’architecture, les professionnels ont été bouleversés que personne ne s’adresse à eux immédiatement après le séisme. Alors que de nombreux architectes japonais jouissent d’une notoriété internationale et que certains sont impliqués dans des projets d’urbanisme à l’étranger, ils se sont trouvés laissés de côté. Le statut de l’architecte dans les domaines culturels est davantage reconnu, mais ils n’ont pas été appelés là où ils auraient pu donner toute leur mesure.
Hormis Kurokawa Kishô qui, toute sa vie, a réfléchi à ce que devait être une ville et qui a même été candidat au poste de gouverneur de Tokyo, depuis le recul du mouvement métaboliste(*1) dans les années 1970, les architectes japonais ont eu tendance à prendre leurs distances avec les projets d’urbanisme et de planification territoriale. Ils ont bâti des lieux publics, mais sans s’engager dans la cité en elle-même.
Cependant, avec le séisme de 2011, il me semble que les architectes commencent à réfléchir au lien avec la cité. Partout, y compris dans les zones sinistrées, les centres urbains sont aux mains de l’administration et des grands entrepreneurs, il n’y a pas de place pour les architectes, qui doivent donc démarrer leur travail d’urbaniste dans de petits villages. L’idée est d’étendre peu à peu le champ d’action de l’architecte au-delà d’un rayon de 30 mètres autour de son chantier.
——Dans ce contexte, voyez-vous émerger certains jeunes architectes ?
IGARASHI L’architecture japonaise jouit d’une solide réputation à l’étranger. A la Biennale de Venise, qu’on pourrait comparer aux Jeux olympiques de l’architecture, en 2012, le pavillon japonais s’est vu décerner le Lion d’or pour la deuxième fois. Plusieurs architectes — Itô Toyoo, SANAA, Shinohara Kazuo, Ishigami Junya et Miyamoto Katsuhiro — ont également reçu un Lion d’or à titre personnel.
Citons aussi Fujimoto Sou, également récompensé par un Lion d’or. On connaît son Tokyo Apartment qui évoque des maisons empilées comme des cubes ; ses créations ont pour particularité d’être innovantes, du jamais vu, mais avec un concept compréhensible au premier coup d’œil. Il est très connu à l’étranger et a d’ailleurs remporté un franc succès à Venise.
Les réalisations d’Ishigami Junya sont d’une grande délicatesse, elles relèvent en quelque sorte de l’artisanat. Elles requièrent un tel degré de sophistication technique qu’il est difficile de maintenir le même niveau de qualité à l’étranger, leur raffinement est très japonais. Il devrait participer à la Triennale de cette année. Miyamoto Katsuhiro, qui a remporté un Lion d’or à Venise avec son exposition sur le séisme de Kobe, sera également présent à la Triennale d’Aichi.
Interview : Harano Jôji (directeur représentatif de la fondation Nippon Communications)
(*1) ^ Mouvement architectural des années 1960 qui prônait une vision « des bâtiments et de la ville croissant sur le modèle du métabolisme vivant, modulables de façon organique ». Lors de la Conférence mondiale du design organisée à Tokyo en 1960, les architectes Kurokawa Kishô et Kikutake Kiyonori, les designers Ekuan Kenji et Awazu Kiyoshi, ainsi que le critique en architecture Kawazoe Noboru ont proclamé la naissance du mouvement métaboliste.
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