Sugihara Chiune, le Schindler japonais
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En décembre 2015, 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, est paru un film retraçant la vie de Sugihara Chiune (1900-1986), diplomate affecté au consulat japonais en Lituanie pendant la guerre.
Sugihara, en poste au consulat de Kaunas en Lituanie, est connu pour avoir délivré, entre juillet et août 1940, des visas à quelque 6 000 réfugiés européens, notamment polonais, fuyant le nazisme, malgré les indications contraires du ministère japonais des Affaires étrangères. Nombre des réfugiés qui furent ainsi sauvés étaient des Juifs, ce qui valut à Sugihara le surnom de « Schindler japonais ». En 1985, le gouvernement israélien lui décerna le titre de Juste parmi les nations. Il est le seul Japonais à avoir reçu cette distinction.
Mais au Japon, plus de 40 années se sont écoulées entre le moment où Sugihara s’est vu contraint de quitter le ministère des Affaires étrangères, en 1947, et celui où son action en tant que diplomate a été réhabilitée.
Des visas qui ont sauvé 6 000 personnes
La lecture de Visas pour 6 000 vies, publié en 1990 par l’épouse de Sugihara, Yukiko, m’a profondément bouleversé. Juste avant l’intégration des pays baltes à l’URSS en septembre 1940, dans le sillage des élections législatives du mois de juillet en Lituanie, des réfugiés juifs, inquiets, se pressent aux portes du consulat japonais pour obtenir un visa.
La grandeur de Sugihara tient à son humanité, qu’il laissa prendre le pas sur son rôle de diplomate. Les Juifs qui avaient convergé vers le consulat de Kaunas étaient en grande majorité des femmes et des enfants innocents. Sugihara envoya plusieurs télégrammes au ministère japonais des Affaires étrangères pour insister sur la nécessité de leur délivrer des visas, mais sans obtenir de réponse. Le ministre de l’époque, Matsuoka Yôsuke, considérait que la participation du Japon au Pacte tripartite rendait impossible la délivrance de tels visas.
Mais Sugihara décida « d’agir de façon humaine ». Pour lui, « ne pas délivrer ces visas exposait ces gens au pire. La vie de femmes et d’enfants qui ne prenaient aucune part à la guerre aurait été mise en danger. »
Il se mit alors à délivrer ces visas, mais il lui était impossible d’en préparer plus de deux cents par jour. Jusqu’à la fin août, au consulat puis dans un hôtel après la fermeture de la représentation diplomatique japonaise, il continua à en établir. Au bout du compte, il délivra 6 000 visas. Parmi les enfants sauvés par Sugihara figurait Leo Melamed, alors âgé de sept ans et aujourd’hui président d’honneur du Chicago Mercantile Exchange.
La réhabilitation, 44 ans plus tard
Sugihara est décédé le 31 juillet 1986, un an après avoir été reconnu Juste parmi les nations. Cinq ans plus tard, en 1991, lorsque j’étais vice-ministre parlementaire chargé des affaires étrangères, j’ai reçu à l’annexe du ministère sa veuve, Yukiko. J’ai exprimé mon admiration pour l’action humaine et courageuse de son époux, et lui ai présenté nos excuses.
En octobre de cette année 1991 qui vit la dislocation de l’URSS, je me suis rendu dans les pays baltes – Lituanie, Lettonie et Estonie –, en qualité d’émissaire spécial du gouvernement japonais, pour rétablir, 51 ans après, les relations diplomatiques avec ces nations ayant recouvré leur indépendance.
La Lituanie était pour moi synonyme de Sugihara Chiune. Puisque je devais me rendre sur place, je voulais mettre à profit cette occasion pour réhabiliter sa mémoire. Mais le ministère des Affaires étrangères ne l’entendait pas ainsi. Lorsque j’ai soumis cette proposition au cabinet du ministre, on m’a tout d’abord répondu qu’il n’y avait pas lieu de réhabiliter sa mémoire. La raison était qu’après la défaite, le ministère des Affaires étrangères avait dû congédier un tiers de ses effectifs ; c’était, m’a-t-on dit, dans ce cadre que Sugihara avait quitté l’administration.
Sugihara se trouvait à Bucarest quand le Japon a perdu la guerre ; il fut envoyé dans un camp de prisonniers, avant de rentrer au Japon en avril 1947. Sa démission du ministère est enregistrée deux mois plus tard, en juin. Mais j’avais appris, par sa famille, que Sugihara « à qui le ministère avait demandé de démissionner, considérait avoir été congédié parce qu’il avait délivré ces visas ». J’ai mis trois jours à convaincre le cabinet du ministre, qui a enfin accepté de reconnaître l’action de Sugihara, et de présenter ses excuses à sa famille.
En Lituanie, une rue Sugihara
Lors de ma visite en Lituanie en tant que représentant du gouvernement japonais, je me suis rendu sur les lieux où se dressait autrefois le consulat du Japon à Kaunas. Au cours des négociations sur la reprise des relations diplomatiques avec Vytautas Landsbergis, alors président du Conseil suprême, je lui ai demandé s’il ne pouvait pas honorer, d’une manière ou d’une autre, la mémoire de Sugihara. Il m’a alors immédiatement proposé de rebaptiser la rue où se tenait autrefois le consulat « rue Sugihara », un nom qu’elle porte encore aujourd’hui.
Par ailleurs, le 10 octobre 2000, année du centenaire de la naissance de Sugihara et jour anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques avec la Lituanie, une plaque à la mémoire de Sugihara Chiune a été inaugurée au bureau des archives du ministère des Affaires étrangères. Ainsi, 53 ans après son départ du ministère, la mémoire de Sugihara a-t-elle été officiellement réhabilitée.
La « force diplomatique » d’un diplomate doit être, à mes yeux, une « force humaine ». Par son action « simplement humaine », Sugihara a sauvé 6 000 vies, par-delà les intérêts nationaux. Puis, sans faire grand cas de son acte, il a terminé sa vie en toute simplicité. Sugihara Chiune est l’un des meilleurs diplomates japonais, dont le pays peut s’enorgueillir face au monde entier. J’espère vivement que le ministère des Affaires étrangères saura s’inspirer de cet exemple dans son action diplomatique.
(Photo de titre : Karasawa Toshiaki dans le rôle de Sugihara Chiune ©2015 Commission du film Sugihara Chiune [à gauche]. Sugihara Chiune ©NPO Chiune Sugihara Visas pour la vie [à droite].)